— Les Contrechroniques d’Yves-Léopold Monthieux —
Fort-de-France, le 22 novembre 2025
En cette fin d’année noire (annus horribilis) : politique, économique, environnementale, sociétale, morale, insécure, et quasi existentielle d’une Martinique qui est devenue comme folle, avec un peuple qui semble tout autant avoir perdu la tête, la gravité du moment exige de ne pas s’arrêter aux personnes mais de se préoccuper de l’effondrement du système totalitaire qui les a emportés, et qui a mis à terre la Martinique. Dans aucun des domaines susvisés, la situation n’est circonstancielle. En tout, il s’agit d’un résultat. Le résultat d’un système tout-puissant et arrogant, d’abord municipal, qui fête de la plus mauvaise des manières son 80ème anniversaire de présence à la tête de la ville de Fort-de-France ; lequel système s’est étendu, en son cœur, à la collectivité territoriale de Martinique CTM et, par capillarité à toutes ses satellites. Toutes ! Le résultat d’une politique dont les prémisses sont contenues dans la chronique republiée ci-dessous, datée de 2012, mais qui pourrait avoir été écrite 20 ou 30 ans plus tôt.
La citadelle foyalaise ou le mythe césairien de la capitale assiégée
Fort-de-France, le 21 juillet 20121 .
“Une excellente communication nous vient d’ailleurs, bien entendu, concernant la relation entre les tenants de la créolité et Césaire. Elle est produite par une doctorante parisienne, Jeanne Chiron, sous le titre “Les créolistes et Aimé Césaire : une filiation complexe”2. C’est la seule vraie critique que je connaisse du livre de Raphaël Confiant, Aimé Césaire une traversée paradoxale du siècle. Les paradoxes du passager de l’histoire qu’est Césaire se poursuivent de celles de ses fils rebelles. Cette étude vise, bien entendu, l’aspect littéraire et politique de la famille intellectuelle, laissant à d’autres le soin de mettre en lumière ce que Confiant appelle la pratique politique du césairisme. Soixante-dix années de césairisme à Fort-de-France, lequel se poursuit encore, mériteraient bien qu’on pousse le voile derrière lequel se cache une si longue pratique et que Confiant a tenté d’écarter.
Soyons juste, le créoliste césairien a carrément tenté de déchirer ce voile. « Le semi-macoutisme mis en place à la mairie permet de césairiser quasiment tout le personnel municipal et le gros des habitants des quartiers populaires tels que Texaco, Trénelle, ou Volga-Plage ». Papa Césaire « couvrit de sa grande ombre protectrice bien des faits qui juraient avec l’humanisme, la tolérance, et l’intégrité morale dont il a fait preuve dans sa vie privée et dans son œuvre littéraire » …, « il faudra bien un jour faire le recensement de toutes les maisons (parfois des résidences secondaires) qui ont été construites « grâce » aux biens de la ville et au travail gratuit d’ouvriers municipaux. Cela de certains responsables haut placés au plus obscur contremaître ou chef de chantier ».
L’écrivain Raphaël Confiant nous dit qu’« être fils de Césaire, comme se décrivent les auteurs de l’Eloge de la créolité, être son vrai héritier, donc, c’est être, chaque fois que cela s’avère nécessaire, rebelle à son enseignement, toujours critique, sans en nier l’immense valeur. » Plus modestement, j’écrivais à ce sujet que Césaire nous a appris à ne pas se taire3. Cependant Confiant prend à son compte une affirmation récurrente des césairistes : la capitale aurait été « une ville assiégée ». Ce mot a pu, à lui seul, justifier la volonté de l’édilité de transformer Foyal en une citadelle inexpugnable. Et, près de 70 ans après le début du siège supposé, les murs de la citadelle sont lézardés mais tiennent encore.
« En quoi Césaire et sa ville se sentaient assiégés ? Et par qui ?
« Quels étaient les éléments concrets de cette « extrême brutalité de la droite », qui, selon les termes de Confiant, aurait justifié que Césaire et le PPM se soient estimés en situation d’assiégés et aient cru devoir utiliser les ripostes que l’on sait ? Par qui ont-ils été assiégés ?
Par l’Etat ? Qui aurait privé la ville des aides auxquelles elle aurait pu prétendre ? C’est pourtant à l’époque des vaches maigres des 20 ans de la « droite au pouvoir » que fut réalisé l’essentiel des travaux d’équipements de la ville, comme l’installation du tout-à-l’égout, l’enfouissement des réseaux d’adduction d’eaux, d’électricité et de téléphone, la couverture des canalisations et les aménagements du canal Levassor, les édifices publics ayant été quasiment tous érigés sous Victor sévère et ses prédécesseurs. En effet, ne sont-ce pas ces trente dernières années qui ont précipité le déclin de la ville ?
Par la justice ? Tant que Césaire sera vivant, la justice ne mettra pas le nez dans les affaires de la ville. C’était une formule qui revenait à chaque bruit d’affaires. Il y en eut beaucoup. En effet, que la justice n’ait jamais mis les pieds à la mairie pourrait ne pas être qu’une simple coïncidence. Quant sur le plan politique, aucun membre du PPM n’a été inquiété à raison de ses idées ou ses pratiques politiques, comme le furent les jeunes de l’OJAM, ou même sanctionné administrativement à l’instar des fonctionnaires frappés par l’ordonnance d’octobre 1960. Lorsque des militants ont été inquiétés dans des crimes de sang, comme dans l’affaire Jalta, ils ont été acquittés par la justice française. Par ailleurs, lorsque des fraudes électorales caractérisées et déterminantes pour l’issue du scrutin ont été reconnues, comme aux législatives de 1973 à Volga-Plage4, elles n’ont pas donné lieu à annulation.
Par les adversaires politiques ? Ceux-ci ont toujours été exclus de tout. Jamais, en 40 ans, les conseillers généraux successifs de droite n’ont été invités à participer à une séance de travail par le maire de Fort-de-France. Les responsables des autres partis de gauche n’étaient pas plus tolérés que les adversaires de droite. « Pourquoi nous effaçons-nous à Fort-de-France si le PPM ne cesse de nous mépriser », grommelait son épouse à Emmanuel Ménil, tous deux militants communistes, agrippés aux grilles de la mairie par un soir de campagne électorale ? Mais le danger se voyait de toutes parts et la riposte était toujours préventive. Ainsi des articles comme « Le temps des tueurs », paru en 1963 dans le Progressiste, ou des accusations par voie de tracts visaient les communistes, gauchistes et assimilés.
Par les « gauchistes » ? Ce « peloton de Rastignac piaffants » ? Ces « putschistes » ? Cependant, quoi que dise Confiant, notamment dans sa Lettre d’un homme de trente ans à Aimé Césaire, les mouvements nationalistes ont toujours pu prospérer à la lisière du PPM et s’abriter par gros temps sous le manteau de Césaire. S’il n’avait pas pris le relais de décembre 1959 ou de février 1974 il avait su, après les avoir accusés de « putschistes », intervenir, en quelques mots, en faveur des jeunes de l’OJAM : « Je connais les inculpés, tout au moins la plupart d’entre eux. Je les connais personnellement. Je connais leurs familles. » Au lendemain de 1981 – effet du moratoire ? – Darsières signifiait aux membres de l’ARC que les éruptions nationalistes n’avaient plus de raison d’être, la gauche étant au pouvoir. Mais on ne jurerait pas qu’au nom du même argument, les choses se soient faites en plus discret.
Par la presse ? Passons sur l’époque d’avant où la situation politique avait tout de même permis que naisse et évolue une presse d’investigation qui manque aujourd’hui. Depuis « l’an de grâce 1981 » et le renvoi immédiat sur commande du journaliste de la télévision, Luc Laventure, à la demande du Vétéran, la presse était largement ouverte à Césaire. Il en a très peu fait usage. Césaire n’a jamais été familier des débats locaux : il parlait à son peuple de son pupitre. En plus de 20 ans de présence effective à la Martinique, il n’a participé à aucun débat télévisé ou interview politique, se satisfaisant des magazines qui lui étaient consacrés. Juste que l’un d’eux lui permit d’ouvrir un coin de voile sur le fonctionnement de sa pratique municipale. La loi venait de décider l’entrée de l’opposition au sein du conseil. « On les écoutait religieusement, dit-il, puis nous faisions nos affaires ». En démocratie, c’est ce qu’on pourrait appeler le minimum syndical.
Par l’exode rural ? La venue à Fort-de-France de familles issues des communes a souvent été présentée sous des airs de catastrophe. Car tous les jeunes gens qui quittaient la campagne ne partaient pas en France, sous l’égide du BUMIDOM accusé de priver la Martinique de ses forces vives. A l’inverse, en une sorte d’exception foyalaise, la ville a vu régulièrement croître sa population et l’électorat du parti. La démographie, qui n’avait jamais cessé d’augmenter en Martinique, a connu un vrai développement à Fort-de-France. Mais au lieu d’un envahissement il s’est plutôt agi d’une aubaine pour la ville et son développement, qui n’a finalement servi qu’à des intérêts électoraux.
« Césaire n’a-t-il pas été assiégé de l’intérieur ?
Par son entourage ? Césaire n’était-il pas l’otage de son entourage ? Pas seulement des Mulâtres du PPM que décrit Confiant qui montre que pouvaient ainsi être qualifiés tous ceux qui faisaient partie de l’état-major du maire. Il l’était aussi de l’armée des petites mains du parti qui peuplaient « la kou lan méri-a ». On peut reprocher à Césaire de ne pas empêcher les déviances qui ont pu altérer les idées humanistes qu’il prodiguait dans ses écrits. L’idée que la négritude ne soit pas du racisme – il l’a maintes fois rappelé – n’a jamais valu la condamnation de ceux qui s’y sont régulièrement référés pour faire prospérer leurs sentiments racistes dans un intérêt électoral bien compris. Un dignitaire du PPM n’avait pas hésité à mettre en scène un candidat de l’opposition en utilisant la couleur de sa peau et ses traits négroïdes. De fait, le chantre de la négritude qui n’a jamais condamné ni la caricature ni la chanson qui l’accompagnait, ne s’était pas toujours écarté des sentiers électoraux douteux qu’on lui préparait et où il se rendait, « accompagné d’un célèbre garde du corps édenté5 », devenu un chef de travaux municipaux redouté.
« Il n’était pas des nôtres … ». Que penser de ce mot du député-maire après que la tenue d’une rencontre électorale sur la Savane fut empêchée par l’assassinat d’un homme, commis avant toute prise de parole : « Un homme est tombé, il n’était pas des nôtres…6 » ? C’est en préambule de cette violente campagne électorale qu’avait été prononcé le fameux discours, dit « des 3 voies et 5 libertés », brûlot qui avait pu faire monter la température. De même, dans un moment d’intense gravité, on eût pu s’attendre à ce qu’un malheureux sobriquet ne fût prononcé que par un second couteau, pour désigner l’adversaire du moment. Celui-ci venait de se faire blesser par arme blanche à Volga-Plage et l’un des policiers chargés de le protéger, frère d’un ancien maître du barreau, allait décéder quelques mois plus tard des suites des blessures. Selon l’édile, le candidat qui avait été président de la Chambre de commerce et d’industrie aurait dû s’attendre à la réaction de ceux que la conteneurisation du port avait pu conduire au chômage. Personnellement, au lendemain de l’arrestation de deux suspects de l’affaire Jalta j’avais été médusé par l’assurance du secrétaire général du parti qui affirmait crânement que ces deux citoyens n’avaient rien à faire en prison, qu’il leur serait assuré une défense adéquate et que leurs familles seraient prises en charge pendant leur absence, leurs enfants conduits à l’école. Ce qui fut fait. Après l’acquittement des inculpés prononcé en région parisienne et que le PPM sut s’apporter le concours de plusieurs personnalités et mouvements politiques français, je mesurais la puissance du parti d’Aimé Césaire.
« En conclusion, renvoyons simplement au livre de Confiant.
« En 80 pages, le titre « La pratique politique césairienne » est un véritable catalogue à la Prévert d’éléments de pratique politique auxquels on pourrait ajouter la distribution des fameuses « lames rassurantes » évoquées par l’ancien dignitaire visé plus haut. Cependant, seul à dénoncer ces pratiques, Raphaël Confiant ne fut pas seul fils de Césaire à s’en désolidariser. « En ce qui me concerne », à titre personnel, un autre césairien, soucieux d’éthique, dont je tairai le nom, m’écrira « je pense notamment à la chasse par les partisans de Césaire de Max Elizé en campagne à Trénelle et l’obligeant à fuir à toute vitesse, ou des caricatures ignobles dont [l’un d’eux]7 a, bien longtemps après, avoir eu à s’en excuser, ou, etc. ». Il ajoutait, en justes commentaires, à un mot que je lui avais adressé : « il me semble que vous voulez dire ceci : « Césaire, de par son aura, de par son poste électif indiscuté depuis 50 ans, de par la marge qui le séparait de ses contradicteurs de droite (et de gauche), de par la force interne du poète, aurait pu – aurait dû – éviter à son peuple des approximations, des campagnes parfois de haine, des caricatures venimeuses, des approximations politiques voire idéologiques, dont aucune n’aurait mis en cause sa position de leader ; et faisant ceci, ou cela, aurait rendu un service inestimable à la Cité et aux mœurs politiques et culturelles de son très cher pays… ». »
« Peut-on faire le bilan de Césaire, se louer de la longévité de l’homme politique sans parler des moyens mis en œuvre pour la lui garantir ? Sans évoquer la citadelle foyalaise dont les « tourelles » se sont avérées bien plus efficaces que celles de la forteresse muette de ce fou de roi Christophe. Enfin, on peut s’étonner que le terme néo- PPM soit ressenti comme une injure par certains, qui se réclament volontiers de l’époque des « bandes raides ». Les jeunes de ce parti ne devraient pas se solidariser de ces méthodes, mais manifester leurs différences, qui sont, me semble-t-il, réelles, à l’égard de ce passé et des nostalgies qu’il suscite encore.
»
1Chroniques d’un demi-siècle d’autonomie annoncée – Yves-Léopold Monthieux – 2023
2Les Créolistes et Aimé Césaire : une filiation complexe – Jeanne Chiron
3Antilla du 27 novembre 2011 Yves-Léopold Monthieux
4Ce soir-là, après le décompte de tous les bureaux, sauf un (Volga-Plage), Edmond Valcin l’emportait d’une trentaine de voix au cours d’un scrutin où l’abstention fut forte. Annoncé seulement le lundi matin le résultat avait enregistré dans ce bureau un pic de participation et permis d’inverser le résultat, au grand soulagement des militants accourus en lakou la méri-a.
5Raphaël Confiant : Aimé Césaire une traversée paradoxale du siècle.
6Dans une récente publication, il est fait état d’une « bagarre dont les protagonistes restent encore inconnus ». Cette ingénuité est stupéfiante. Les témoins sont encore vivants et les articles de presse, disponibles. Ce ne fut pas une « bagarre », mais un assassinat, le seul qui, à ma connaissance, ait été commis au cours d’une campagne électorale en Martinique dans ces 50 dernières années. Il n’y eut ni dispute ni bagarre. La victime étant déjà décédée, tuée par plusieurs coups de couteau, des hommes se dressèrent en travers du passage de l’ambulance pour empêcher l’accès sur les lieux. Paraissant sûrs d’eux, ils ne s’étaient pas empressés de quitter les lieux, une fois leur forfait réalisé. Par ailleurs, ne modifions pas l’histoire, Césaire n’a pas dit « ce n’était pas un de nos amis », mais bien « il n’était pas des nôtres ». Ce n’est pas la même chose. En la circonstance, l’expression « les nôtres » va au-delà de l’amitié et frise la connivence. Des suspects ayant été arrêtés, leurs familles furent aussitôt prises en charge par la ville (annonce du secrétaire général du parti).
7Le nom, cité par l’auteur, n’est pas repris ici
