— Par Sarha Fauré —
Né dans les quartiers populaires de Fort-de-France à la Martinique à la fin des années 2010, le shatta s’impose aujourd’hui comme un genre musical à part entière, porteur d’une identité forte et d’une énergie contagieuse. Ce style, bien plus qu’un simple dérivé du dancehall, incarne une expression artistique, sociale et politique propre à une jeunesse caribéenne en quête de reconnaissance et de transformation. (Illustration : Maureen – capture clip « Tic »)
Aux origines : une invention de quartier devenue phénomène mondial
Le shatta émerge dans un contexte de précarité sociale et d’effervescence culturelle, notamment dans le quartier de Volga-Plage à Fort-de-France. À l’origine de ce mouvement : PSK Shatta, fondateur du label PSK Music Production, accompagné de figures pionnières telles que Danthology, Mighty Mike ou encore Toupi et Lieutenant. Inspiré du dancehall jamaïcain mais radicalement transformé par des beatmakers locaux, le shatta se distingue par ses basses puissantes, ses percussions minimalistes et ses voix graves, robotiques, souvent autotunées.
Un mot, une ambiance, une manière d’être
Le terme « shatta » trouve ses racines dans l’argot jamaïcain shotta, synonyme de gangster. Repris par les jeunes des Antilles françaises, il se métamorphose en une expression multiforme, synonyme de plaisir, de force, d’attitude « street » : une soirée peut être shatta, un son peut être trop shatta, une personne peut se shattatiser. C’est un marqueur de style, un adverbe de l’excès, un adjectif de l’émancipation.
Ce glissement sémantique témoigne de la capacité de la jeunesse caribéenne à s’approprier des codes globaux et à les réinventer localement. Comme le zouk en son temps, le shatta devient une culture.
Une musique du peuple, pour le peuple
Loin de se limiter à des sonorités festives, le shatta porte en lui une charge émotionnelle et sociale intense. Il est le reflet de la réalité vécue dans les quartiers martiniquais marqués par la relégation sociale, les violences économiques et identitaires, mais aussi par une créativité débordante. À travers le shatta, les artistes expriment autant la rage que l’amour, la douleur que la résilience.
Des établissements comme le Lycée Technique Joseph Gaillard ou le lycée Bellevue deviennent les théâtres d’une véritable révolution musicale : battles, freestyles, crews… Le shatta, c’est aussi un espace d’émancipation pour une jeunesse souvent marginalisée.
Maureen, Kalash et la révolution virale
La diffusion du shatta connaît un tournant décisif avec Maureen, surnommée la « Queen du Shatta ». Son morceau « Tic », viral sur TikTok, devient en 2021 l’hymne d’une génération. Elle incarne cette nouvelle vague d’artistes qui réussissent à faire rayonner le shatta bien au-delà des Antilles, jusqu’à la France hexagonale, l’Afrique de l’Ouest, l’île Maurice ou encore La Réunion.
C’est aux côtés de Kalash, artiste martiniquais incontournable, que Maureen signe « Laptop », premier hit shatta certifié single de platine. Ensemble, ils propulsent le genre dans les hautes sphères de la scène musicale francophone. Bientôt, des artistes comme Lala &ce, Made In Paris ou Aya Nakamura s’en emparent, intégrant les rythmes du shatta dans des morceaux hybrides, flirtant avec le rap, l’afro ou la pop.
Un art hybride aux multiples influences
Musicalement, le shatta combine l’essence du dancehall jamaïcain, les rythmiques du bèlè martiniquais, et l’esthétique électronique des musiques actuelles. Sa structure, souvent simple en apparence, cache une précision rythmique pensée pour accueillir des flows libres et puissants. Les BPM tournent entre 90 et 110, favorisant des textes spontanés, souvent improvisés, mais toujours enracinés dans le vécu.
Des artistes comme Shannon, Bamby, Elji ou encore Vlg Rocki enrichissent le genre, en y intégrant des influences techno, pop ou soca. Le shatta est aussi un terrain d’expérimentation musicale audacieuse, porté par des beatmakers tels que Mafio House, DJ Skunk, Natoxie, Digital, Hazou ou Lijay, qui repoussent sans cesse les limites du genre.
Un acte politique involontaire
Le shatta ne revendique pas toujours sa dimension politique, mais il l’est intrinsèquement. En racontant les inégalités, la vie chère, le racisme, les violences de genre ou la solitude, il agit comme un miroir de la société martiniquaise. Comme les chants autour du feu dans les plantations d’autrefois, il transmute la douleur collective en une célébration vibrante et cathartique.
Certains morceaux comme « La vi chè » d’Elvys Futur ou « Cho les vacabons » de Ti-Blica incarnent cette volonté de faire danser tout en éveillant les consciences. Le shatta est alors un exutoire, une thérapie sonore, une revendication déguisée.
Une culture en pleine mutation
Aujourd’hui, le shatta poursuit sa mue. Il traverse les frontières, inspire d’autres scènes, se féminise, se pop-ise, se hybridise. Ce qui n’était au départ qu’une réponse musicale spontanée à un malaise social est devenu un phénomène culturel global, à l’image de cette jeunesse caribéenne créative, connectée et profondément attachée à ses racines.
Le shatta, c’est donc plus qu’un son. C’est un souffle. Une affirmation de soi. Une manière de résister en dansant.