Le problème contemporain de l’éducation…

Par Roland Tell —

L’Education est devenue un phénomène social majeur. Les signes apparents de cette majoration du phénomène éducatif sont très visibles. Le premier, c’est la scolarisation massive de la population enfantine, dès l’âge de trois ans – la masse sans cesse croissante des élèves, qui se présentent dans les écoles. Quel que soit le pays, se pose le problème de la massification de l’enseignement. Ce qui entraîne des problèmes économiques et financiers ( gestion des établissements, ressources du budget ). Le problème du budget, notamment, devient préoccupant, du fait que le mur des 25% du budget national ne peut difficilement être dépassé. Par ailleurs, la notion de luxe, de superfétatoire, affecte les pays riches dans le domaine de l’éducation (luxe des universités américaines, par exemple). Ceci montre combien l’aspect qualitatif n’est pas négligé. Car il y a liaison entre ce caractère essentiel des sociétés, et le problème de l’éducation. Enfin, il y a surtout une mobilisation de l’opinion publique. Il est remarquable que celle-ci en soit directement concernée et intéressée. De ce fait, l’éducation est devenue un problème d’opinion publique ! Le Ministère de l’Education Nationale devient partout un grand ministère, parce qu’il y a cristallisation de l’opinion publique sur les problèmes de l’éducation.

Quelles en sont les raisons ? D’abord, la poussée démographique, valable pour tous les pays. Mais cela ne suffit pas. La seconde raison est une raison idéologique, politique, au sens restreint, liée au double phénomène de l’idée d’explosion démographique et de l’idée d’indépendance. Dans l’époque contemporaine, il y a un certain triomphe de l’idée démocratique. Cela date de Rousseau. Même les plus tyranniques se réclament de l’idée démocratique. L’accès à la culture, au savoir, est une égalisation, mais encore une chance économique. C’est aujourd’hui un phénomène reconnu.

Troisième raison, celle fondamentale du rapport nécessaire entre le développement du savoir et le développement économique. Cela est vrai, d’abord au niveau des nations : pour les planificateurs, l’investissement en matière grise est le plus rentable. C’est vrai encore pour les individus, dans la mesure où le revenu de l’individu est fonction de son savoir. Mais aussi cela vient de ce que la source des richesses s’est transposée, du fait des rivalités, du problème de l’appropriation au problème de la production industrielle. Ce n’est plus le pouvoir premier, qui est la puissance, mais c’est la richesse ! Le travail relève plutôt d’une formation prolongée, permanente (croissance exponentielle). Sur le plan individuel, le savoir définit la quantité des richesses.

C’est vrai enfin, sur le plan qualitatif, sur le plan du changement des attitudes. En effet, une société, qui se développe, ne recherche plus le profit pour le profit. La finalité devient la croissance. Le phénomène de l’expansion la pousse à réinvestir. C’est un changement d’attitude, une aptitude au changement, un progrès du progrès, lié à une éducation scientifique et technologique. Ce progrès procède par mutation, par conversion.

En passant au plan politique, il faut constater le rapport entre le savoir et le pouvoir. Le pouvoir est l’épiphénomène de la classe dominante, car toute délégation est une émanation, dit Rousseau. D’où, par cette médiation, le savoir s’avère être source de pouvoir ! Mais seulement dans la mesure, où il n’y a pas démocratisation de l’enseignement. Les syndicats l’ont compris, qui ont, de plus en plus, le souci de donner une information économique à leurs adhérents.

On arrive donc, selon les saints-simoniens, peu à peu à la société technico-scientifique. C’est celui, qui sait, qui a la force ! Mais il convient d’analyser ce savoir contemporain. Qu’est-ce donc que la science aujourd’hui ? Ce savoir scientifico-technique prend deux aspects, quantitatif (explosion des connaissances – extension du domaine scientifique rationnel) et qualitatif.

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La condition enseignante est remise en cause sous deux rapports (condition des enseignants, formation des enseignants). La condition professionnelle est remise en cause, sur le plan social, et sur le plan du sens même de l’éducation. Sur le plan de la formation, le problème est évident : une certaine querelle est dépassée, car il faut mener ensemble deux choses : augmenter le niveau des connaissances, améliorer la formation pégagogique. L’acte de communication doit être considéré sous le rapport du contenu à enseigner. Par ailleurs la diffusion des techniques, l’introduction des technologies éducatives, ont eu un effet d’universalisation. Le discours pédagogique s’universalise. Les colloques pédagogiques procèdent d’un concert international. C’est un phénomène, lié à l’effet sur les structures. Car chaque fois que l’on touche aux méthodes, on ne peut pas remettre en question les systèmes. Exemple : la remise en question en Suède de la notion de classe scolaire, qui éclate en deux directions. D’abord, la classe est un concept multiforme, à extension multiple. Il y a une polymorphie du groupe d’élèves, qui peut aller de l’extension très grande à l’unité. Ensuite, la notion de classe éclate dans une seconde direction : la constitution de groupes de niveaux. Le groupe est polymorphe, cette fois dans le sens où il ne réunit pas les mêmes individus.

La troisième sorte d’effets, qui semblent plus importants, car ils expliquent l’état de crise actuel de l’enseignement, c’est, en premier lieu, une crise de la conscience humaniste du professeur (idée de la vocation liée à celle de l’humanisme). C’était la forme moderne de la conception moyenâgeuse entre les arts libéraux et les arts mécaniques. Or, on assiste à un renversement fabuleux, puique, de plus en plus, c’est la machine qui sert de support à l’enseignement. D’où conversion mentale du corps enseignant, et les préventions contre la machine. Certes, il y a un problème de la machine ! Mais il convient de le traiter. Car le dynamisme de la société industrielle et technologique est invincible.

La deuxième crise est celle des méthodes. Ici se pose le problème des moyens et des méthodes. Une technique définit un usage, qui est fixé par la structure de l’outil, que l’on utilise, tandis qu’une méthode est une voie. Les moyens et les techniques doivent devenir des méthodes. Il faut trouver les méthodes, correspondant aux techniques. Il s’agit donc de reposer le problème des méthodes d’enseignement à la lumière des techniques utilisées.

La troisième crise est celle des fins de l’éducation. La finalité de l’école est remise en question, en particulier par ces méthodes et ces techniques. Il faut penser une dialectique des moyens et des fins. Quand on parle d’éducation, il faut se demander quelle éducation dispender. La nécessité d’une philosophie de l’éducation, d’une politique de l’éducation, se précise. L’illusion serait de croire que, lors de la détermination des fins, on ne doit pas tenir compte des moyens. A moyens nouveaux, peut-être existent-ils des fins nouvelles. Il faut donc chercher l’adéquation, qu’il peut y avoir entre les moyens modernes d’enseignement, et les fins de l’éducation.

Le deuxième type de changements relève des sciences psychologiques et sociologiques. Comment se manifestent-ils ? Ils se manifestent par une nouvelle définition de l’unité d’enseignement, par rapport à des structures plus larges. La modification va dans le sens d’une plus grande autonomie. Quelles en sont les raisons ? Elles sont de trois ordres : -d’abord, des raisons technologiques, relevant du progrès dans l’organisation, et dans la planification. Dans la mesure où la technologie assure le fonctionnement d’un certain nombre de tâches de l’enseignement, le professeur retrouve une grande liberté, pour s’occuper davantage des élèves (individualisation, libération de l’enseignement). L’enseignement devient, de ce fait, de plus en plus préceptoral, à mesure qu’il devient plus massif. On va simultanément vers une massification et une individualisation de l’enseignement. Partout où il y a introduction de nouvelles technologies, il y a un champ ouvert d’expériences, un champ de créations.

Ensuite, une raison sociologique, en ce sens qu’il y a aujourd’hui une extrème difficulté à définir des classes sociales. Les fonctions se sont diversifiées, d’où le développement et la renaissance du corporatisme : les gens voient davantage leurs différences. Cet esprit de corps contredit le phénomène de la conscience de classe. La diversification des métiers est un phénomène d’époque. De plus en plus, il y a un profil particulier de la réponse à donner à une certaine vocation sociale. Ce qui suppose un choix, qui ne soit plus imposé, universellement. Il faut déterminer préalablement ce que l’on veut faire. C’est l’idée de répondre à des besoins individualisés, qui se manifestent.

Enfin, il y a des raisons psychologiques : d’adord, l’idée de déculpabilisation. On a vécu jusqu’alors sur l’idée de pêché, l’idée que l’enfant, ou l’adolescent, devaient être toujours surveillés. L’éducation devait être vigilante et coercitive, et appliquer une morale préventive de la correction. Avec cette idée de culpabilité profonde, il s’agissait de culpabiliser quelqu’un, qui ne l’était pas, par les interdits. Cette idée disparaît, s’estompe. Ensuite, il y a une conscience nouvelle à une certaine vulgarisation de la psychanalyse, du rôle joué dans la vie courante par l’anxiété. Une certaine vulgarisation psychanalytique a un effet heureux.

Troisième raison psychologique, la diffusion de l’idée de motivation (ou d’intérêt), à savoir que ce n’est pas seulement la morale, qui définit l’ardeur au travail. L’idée de jeu pénètre l’idée d’éducation ! On peut apprendre plus sur soi-même et sur le monde par le jeu, que par d’autres moyens. Ainsi s’estompe la dichotomie entre le jeu et le travail.

Enfin, les raisons sociales : d’abord, la prise de conscience de la dimension sociale de la culture : derrière les critères de la sélection, il y a le plus souvent des critères sociaux. Il faut une démarche, par laquelle on se rend accessible aux autres ( manifestation d’une certaine cordialité, d’une certaine sympathie).

En conclusion, le statut de l’enfant a profondément changé, par sa situation à l’intérieur de la famille et de la société. L’école n’a toujours pas compris ce changement ! Il y a une intégration beaucoup moins forte de l’enfant au milieu familial, mais il y a une intégration beaucoup plus forte de l’enfant au milieu social. L’enfant est devenu un être neuf, qui réclame une attitude neuve. Dans le même temps, l’école maintient, à l’égard de l’enfant, une attitude trop coercitive. Dans le temps, où la formation est de plus en plus longue, systématique, il y a aussi une formation non pédagogique, non systématique. L’enfant, étant moins mineur qu’autrefois, demande une autre attitude pédagogique de la part de l’école.

ROLAND TELL