Le « partenariat stratégique » entre Wikimedia Haïti et l’Académie créole…

ou l’indocte quête d’une vision linguistique fantasmagorique

— Par Robert Berrouët-Oriol (*)

LA NOUVELLE a enflammé les réseaux sociaux dans toutes les langues du monde, elle a provoqué un tsunami de six mètres de haut Rue des Miracles à Port-au-Prince, elle a interpellé le conseil d’administration de la docte Confrérie des savants créolistes (CSC) affiliée à l’ONU et elle fera l’objet, le 1er janvier 2026, d’une résolution de l’UNESCO qui la placera sur sa vénérable et sacro-sainte « Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité »… Car LA NOUVELLE a du poids, elle vaut son pesant d’or, elle illustre avec panache que les « produits dérivés » de la sémantique neuronale ont atteint les plus hauts sommets des sciences cognitives : désormais LE créole parle la langue universelle de l’IA, l’Intelligence artificielle, il navigue sur les flots des savoirs et des connaissances grâce au « partenariat stratégique » conclu entre… Wikimedia Haïti, Konbit Wiki Kreyolo et l’Akademi kreyòl ayisyen. Les 12 millions de créolophones haïtiens devraient se réjouir : LE créole, désormais, caracole au faîte d’Oλυμπος, le Mont Olympe, il est, désormais, l’unique objet totémisé/labelisé exposé au Musée virtuel de la civilisation récemment inauguré Rue des Miracles à Port-au-Prince…

Confortablement installée dans les pages miraculeuses du journal Le Nouvelliste, lui aussi domicilié Rue des Miracles à Port-au-Prince, LA NOUVELLE est datée du 9 décembre 2025

et elle porte sobrement le titre « Wikimedia Haïti et l’Académie du créole : une collaboration en marche ». L’on y apprend qu’une prodigieuse rencontre a eu lieu le 26 novembre 2025 entre l’Akademi kreyòl ayisyen, l’équipe de Wikimedia Haïti et plusieurs membres de Konbit Wiki Kreyolo 2025. Cette rencontre avait pour objectif d’évaluer l’avancement d’un fructueux « partenariat stratégique » : « Dès les premières minutes, le responsable a présenté Wikimédia non comme un simple ensemble de plateformes numériques, mais comme une véritable infrastructure mondiale de la connaissance, au sein de laquelle le créole haïtien doit impérativement affirmer sa présence. Il a démontré comment Wikipédia, Wikidata, Wikimédia Commons et le Wiktionnaire peuvent transformer la visibilité de la langue, en la rendant accessible aux chercheurs, aux étudiants et aux citoyens du monde entier. Pour lui, renforcer le créole en ligne ne constitue pas seulement une exigence linguistique, il se veut aussi un acte de souveraineté culturelle ».

Dans un pays, Haïti, où à chaque coin de rue l’on voit déambuler un nouveau miracle, où la sémantique neuronale se fait charismatique sinon œcuménique et est chaque jour réinventée sous l’œil expert de Freud, Lacan et Languichatte, LA NOUVELLE a de quoi ébranler. Le « partenariat stratégique » scellé entre l’Akademi kreyòl ayisyen, Wikipédia, Wikidata, Wikimedia Commons et le Wiktionnaire va enfin pouvoir « transformer la visibilité de la langue ». Les 12 millions de créolophones haïtiens sont sommés de se réjouir dès maintenant, toutes affaires cessantes : la langue créole –que l’on prétend « handicapée » sur plusieurs registres–, a enfin atteint le plus haut niveau de son aménagement institutionnel grâce au « partenariat stratégique » institué entre l’Akademi kreyòl ayisyen, Wikipédia, Wikidata, Wikimedia Commons et le Wiktionnaire.

L’entreprise, qu’on se le dise une fois de plus, a du poids, elle vaut son pesant d’or : « Avec précision, [le responsable de Wikimedia Haïti] a exposé l’état actuel de Wikipédia an kreyòl ayisyen : 71 252 articles et 104 contributeurs actifs. Une statistique encore modeste, mais d’une portée symbolique immense. L’objectif de 100 000 articles pour 2026 n’a pas été présenté comme une simple cible numérique, mais comme un jalon historique destiné à affirmer l’existence numérique du créole. « Yon lang ki pa vizib sou entènèt la, se yon lang ki ap disparèt nan memwa mond lan », a-t-il rappelé » dans l’article « Wikimedia Haïti et l’Académie du créole : une collaboration en marche » (Le Nouvelliste, 9 décembre 2025).

Dans la marmite effervescente de l’affabulation et au creux d’une arnaque linguistico-communicationnelle identifiable, en haute saison des Contes de mille et une nuit, l’entreprise de Wikimedia Haïti se veut séduisante alors même qu’elle charrie une ample récolte de poncifs déclaratifs et qu’elle est dépourvue de fondations thoriques et méthodologiques crédibles. En effet, « Le Groupe d’utilisateurs de la communauté Wikimédia d’Haïti est une association qui siège à Port-au-Prince et regroupe les bénévoles wikimédiens haïtiens. Son objectif principal est d’améliorer la présence d’Haïti dans les différents projets de Wikimédia tout en poursuivant l’ensemble des grands buts de la Fondation Wikimédia. L’association est formellement reconnue par le comité d’affiliation de la Fondation Wikimédia et a pour mission de promouvoir la beauté, la richesse et la diversité culturelle d’Haïti à travers des images authentiques et captivantes » (source : wikimediahaiti.net). Cette généreuse « feuille de route » –qui semble tout droit sortie d’un catalogue publicitaire du ministère du Tourisme ou de celui de la Culture–, ne renseigne en rien sur la méthodologie de l’entreprise Wikimedia Haïti et encore moins sur les critères qualitatifs mis en œuvre dans le traitement de ses dossiers. Au plan logistique, « Les Wiki clubs, entités autonomes du groupe d’utilisateurs de Wikimédia Haïti regroupent des contributeurs répartis à travers différentes régions du pays, formant ainsi un réseau décentralisé qui renforce la présence et l’impact du mouvement Wikimédia en Haïti » (source : « Communauté Wikimedia d’Haïti : une encyclopédie participative pour diffuser des informations sur Haïti », Le National,15 novembre 2022). La toute œcuménique « feuille de route » des ci-devant Wiki clubs ne renseigne en rien sur la méthodologie observée par les « contributeurs répartis à travers différentes régions du pays » : les contributeurs sont à la fois guetteurs/pourvoyeurs d’information, baromètres de l’information et « modélisateurs » de l’information qu’ils ont sélectionnée, privilégiée et choisi de diffuser. Le modèle wikipédien haïtien est manifestement un modèle pré-scientifique : au plan scientifique, précisément, il est amplement aveugle à tout critère scientifique, il fonctionne hors-science à toutes les étapes de sa présumée présence « à travers différentes régions du pays ». Le modèle wikipédien haïtien est manifestement un modèle pré-scientifique en ce qui a trait à l’évaluation par les pairs, évaluation qui est une pratique normée et habituelle dans les instances universitaires. Le critère normé de l’évaluation par les pairs est évacué au profit de la seule valorisation du pseudo critère « collaboratif » : Wilipédia est un « encyclopédie collaborative » et tous ses « produits dérivés » sont des entreprises collaboratives non normées. Élaboré en dehors de l’institution universitaire, le modèle wikipédien haïtien ne produit pas de connaissances, il n’est pas le lieu de la confrontation des idées, des théories et des discours sur les connaissances, il ne se réclame pas de l’instance épistémologique dans ses procédés de l’accumulation collaborative car il ignore volontairement toute approche épistémologique des connaissances.


Il est ainsi attesté que Wikimedia Haïti, chétive, erratique et affabulatoire entreprise de cosmétisation du créole, se trompe de vision et de combat : « transformer la visibilité de la langue » ne peut en aucun cas constituer un projet national d’aménagement du créole. Et son corollaire est tout aussi fallacieux et indocte lorsqu’il assène que « Yon lang ki pa vizib sou entènèt la, se yon lang ki ap disparèt nan memwa mond lan ».

Le modèle participatif Wikipédia et ses dérivés –qui, règle générale, ne figure pas parmi les outils référentiels d’acquisition des connaissances dans les milieux académiques et scientifiques–, souffre de lourdes lacunes méthodologiques et son élaboration en mode continu par l’apport « collaboratif » non normé de sources diverses, invérifiées, contradictoires ou peu crédibles, l’éloigne du registre et des critères scientifiques de la fiabilité/crédibilité attestée de l’information. Il est symptomatique et fort révélateur que le modèle participatif Wikipédia et ses dérivés, à l’échelle internationale, n’est nulle part enseigné au titre d’un système épistémologique auquel est conféré le statut scientifique de modèle d’acquisition des connaissances. La structure dénommée « Groupe d’utilisateurs de la communauté Wikimedia d’Haïti » se présente comme « une association formellement reconnue par le comité d’affiliation de la Fondation Wikimedia ; l’encyclopédie Wikipédia, en créole haïtien, consiste à rendre disponibles des informations sur l’histoire d’Haïti, sa culture, sa littérature et ses arts. Elle vise à permettre à la langue créole d’être plus présente sur la toile, en particulier sur Wikipédia » (cf. l’article « Communauté Wikimedia d’Haïti : une encyclopédie participative pour diffuser des informations sur Haïti », Le National,15 novembre 2022).

Il est également symptomatique et fort révélateur que le modèle participatif Wikipédia et ses dérivés dépositaire d’un ample déficit de crédibilité scientifique–, se soit développé en dehors et à l’encontre des institutions internationales de normalisation connues et reconnues telles que l’ISO et l’AFNOR. L’ISO (International Organization for Standardization / l’Organisation internationale de normalisation) « est une organisation non gouvernementale composée de membres qui sont les organismes nationaux de normalisation de 175 pays ». L’Organisation internationale de normalisation fut créée en février 1947 à la suite d’une Conférence à laquelle assistèrent des représentants de 25 organismes nationaux de normalisation ; cette conférence se tint à Londres (Royaume-Uni) en octobre 1946. Les premiers Statuts et Règles de procédure de l’Organisation furent rédigés à la Conférence de Londres et officiellement adoptés après ratification par 15 des organismes nationaux de normalisation présents à la Conférence. Des versions révisées ont été publiées depuis lors. Les présents Statuts, qui annulent et remplacent la vingtième édition publiée en 2022, intègrent les amendements adoptés aux termes des Résolutions de l’Assemblée générale 8/2023 et 3/2024 » (source : site Web officiel de l’ISO). Au plan de sa mission, il est précisé à l’« Article 2 2.1 [que] L’objet de l’Organisation est de favoriser le développement de la normalisation et des activités connexes dans le monde, en vue de faciliter entre les nations les échanges de marchandises et les prestations de services, d’améliorer la gestion des processus opérationnels, d’appuyer la diffusion des meilleures pratiques sur le plan social et environnemental et de réaliser une entente dans les domaines intellectuel, scientifique, technique et économique ; 2.2  À cette fin, l’Organisation peut notamment : 2.2.1  Prendre des mesures pour faciliter l’harmonisation des normes et des activités connexes au plan mondial ; 2.2.2  Élaborer et publier des Normes internationales et prendre des mesures pour leur mise en application au plan mondial ; 2.2.3  Organiser l’échange d’informations relatives aux travaux de ses membres et de ses comités techniques ; 2.2.4  Coopérer avec les organisations internationales intéressées par des questions connexes et, en particulier, effectuer à leur demande des études relatives à des projets de normalisation ».

Pour sa part, l’AFNOR (l’Association française de normalisation) « a pour mission d’animer et de coordonner le processus d’élaboration des normes et de promouvoir leur application. Elle est responsable de la création, de la gestion et de la diffusion des normes françaises, européennes et internationales. L’AFNOR assure également la certification des systèmes de management et la sensibilisation à la qualité. Elle joue un rôle clé dans l’amélioration de la qualité, la reconnaissance internationale, la conformité réglementaire et la formation professionnelle » (source : site Web de l’AFNOR). L’on note que Wikimedia Haïti à aucun moment n’a inscrit ses projets et actions sur le socle méthodologique défini par l’AFNOR, en particulier au niveau de la définition des normes et des protocoles devant assurer leur application. Faut-il le souligner à nouveau : le modèle wikipédien haïtien ne produit pas de connaissances, il n’est pas le lieu de la confrontation des idées, des théories et des discours sur les connaissances, il ne se réclame pas de l’instance épistémologique dans ses procédés de l’accumulation collaborative car il ignore volontairement toute approche épistémologique des connaissances.

L’on observe que Wikimedia Haïti ainsi que la présumée encyclopédie Wikipédia en créole haïtien –qui visent, entre autres, « à permettre à la langue créole d’être plus présente sur la Toile, en particulier sur [le grand portail] Wikipédia », s’élaborent en dehors du socle méthodologique défini par l’AFNOR et l’ISO. Sur le registre d’un œcuménique fourre-tout privilégiant le « collaboratif » comme seul critère de l’information, Wikimedia Haïti et ses « produits dérivés » exposent l’aménagement du créole à un enrobage exotique, un rituel déclaratoire et muséologique totalement improductif et sans lien avec les bases constitutionnelles de l’aménagement linguistique en Haïti.

Il est hautement symptomatique et éclairant que ce soit sur le registre de l’enrobage exotique, du rituel déclaratoire et muséologique que Wikimedia Haïti ait conclu un « partenariat stratégique » avec la chétive Akademi kreyòl ayisyen. Le « partenariat stratégique » scellé entre l’Akademi kreyòl ayisyen, Wikipédia, Wikidata, Wikimedia Commons et le Wiktionnaire va enfin pouvoir, on le prétend, « transformer la visibilité de la langue ». Car tel est l’horizon visionnaire et programmatique de cet improbable attelage mobilisant les ressources olympiennes de 5 instances qui, du haut de leur monumentale « expertise », entendent propulser le créole au périmètre magico-vertueux d’« une véritable infrastructure mondiale de la connaissance, au sein de laquelle le créole haïtien doit impérativement affirmer sa présence »….

Au périmètre magico-vertueux de cet énoncé, que nous enseigne la vérité des faits observés, sur le terrain en Haïti, sur le registre des accords inter-institutionnels ?

L’« Accord du 8 juillet 2015 » signé entre l’Akademi kreyòl ayisyen et le ministère de l’Éducation nationale est fort instructif. L’objectif principal de cet accord est ainsi libellé : « Atik 1. Dokiman sa a se yon Pwotokòl akò ki angaje ministè Edikasyon nasyonal ak fòmasyon pwofesyonèl (MENFP) ak Akademi kreyòl ayisyen an (AKA)  sou fason pou yo kalobore pou pèmèt lang kreyòl la sèvi nan tout nivo anndan sistèm edikatif ayisyen an ak nan administrasyon MENFP. » À bien comprendre cet objectif, on constate qu’il y a ici encore confusion entre la nature déclarative de l’Académie et ses prétentions exécutives : il s’agit de « permettre » l’utilisation de la langue créole à tous les niveaux du système éducatif et dans l’administration du ministère de l’Éducation –et non pas de rendre son usage obligatoire et d’encadrer pareil usage au plan didactique et juridique. La mesure annoncée n’est nullement contraignante ni mesurable, aucun règlement d’application n’ayant prévu les mécanismes de sa mise en œuvre pour laquelle d’ailleurs l’Académie créole n’a aucune ressource professionnelle permanente et de haute qualité, aucune infrastructure logistique destinée à en asseoir la mise en oeuvre et à en mesurer l’effectivité. Manifestement il s’est agi d’un accord cosmétique qui n’a produit aucun résultat mesurable, ce qui a donné lieu un an plus tard à la foudre colérique de l’Académie créole : « Leurs flèches se sont aussi dirigées contre le ministère de l’Éducation nationale. Le problème linguistique en milieu scolaire, en abordant ce point avec un peu d’énervement, les académiciens estiment que le ministère de l’Éducation nationale et de la formation professionnelle (MENFP) méprise et néglige l’apprentissage dans la langue créole. Pour eux, le MENFP devrait prendre des mesures adéquates pour que l’apprentissage soit effectif dans la langue maternelle » (voir l’article « L’Académie du créole haïtien réclame le support de l’État », Le Nouvelliste, 1er mars 2018.) Il faut surtout retenir, en termes de bilan de l’action de l’AKA, que celle-ci entendait agir, avec l’Accord du 8 juillet 2015, au titre d’une institution d’aménagement linguistique –ce qui n’est nullement prévu dans la « Lwa pou kreyasyon Akademi kreyol ayisyen an » du 7 avril 2014. La confusion des genres –et surtout de mandat— est ici de première évidence : l’Accord du 8 juillet 2015 entre l’AKA et le ministère de l’Éducation a été l’occasion pour l’Académie créole de se draper de certaines attributions d’aménagement linguistique alors même que la « Lwa pou kreyasyon Akademi kreyol ayisyen an » ne le lui permet pas (voir, là-dessus, notre texte du 15 juillet 2015, « Accord du 8 juillet 2015 – Du défaut originel de vision à l’Académie du créole haïtien et au ministère de l’Éducation nationale », Potomitan, 15 juillet 2015 ; voir aussi notre article « Maigre bilan de l’Académie du créole haïtien (2014-2019) : les leçons d’une dérive prévisible », Madinin’Art, 10 avril 2019). Encore une fois, le « Bilan 4 desanm 2014 – 4 desanm 2019 » consigné sur le site officiel de l’AKA ne présente aucune évaluation analytique d’un si « grand accord stratégique » dont l’échec n’a pu qu’accentuer la solitude et l’inutilité d’une Académie absente du débat d’idées et isolée à l’échelle nationale. La vaine et volontariste prétention de l’AKA quant à son présumé leadership, quant à son rôle-phare de « référence » nationale n’a à aucun moment été démontrée alors même que, à l’article 5 de sa charte constitutive, il est stipulé que « Akademi Kreyòl Ayisyen an se referans pou lang kreyòl la nan peyi dAyiti, kit nan pale, kit nan ekri, nan enstitisyon leta kou prive ». Dans les domaines linguistique, sociolinguistique et démolinguistique, sur les registres de la didactique et de la didactisation du créole et au plan des outils pédagogiques, l’Académie créole n’a produit aucun document scientifique de référence et qui pourrait justifier sa prétention à un quelconque rôle-phare de « référence » nationale. 

Dans notre article « Actualisation du bilan de l’Akademi kreyòl ayisyen : entre « zanno dekoratif », aphonie, strabisme et momification » (Madinin’art, 31 juillet 2025), nous avons rappelé que « En toute rigueur l’on observe que de 2014 à 2025, l’Akademi kreyòl ayisyen n’a publié aucun article scientifique sur le créole, aucune enquête de terrain, aucun ouvrage de lexicographie créole, aucun livre de référence sur la didactique créole et la didactisation du créole, aucun dictionnaire créole, aucune grammaire créole, aucun guide pédagogique pour l’enseignement EN créole et l’enseignement DU créole. Elle n’a publié aucun ouvrage de référence dans l’un des domaines de la créolistique : grammaire, phonologie, lexicologie et lexicographie, dictionnairique, sociolinguistique, démolinguistique, jurilinguistique…

De 2014 à 2025, l’Akademi kreyòl ayisyen n’a publié qu’un seul texte… « scientifique », la très lacunaire « Résolution » relative à l’orthographe du créole. Cette œuvre « scientifique » –que les enseignants et directeurs d’écoles à travers le pays n’ont pas pris au sérieux–, a été rigoureusement auscultée par deux linguistes haïtiens de premier plan, Lemète Zéphyr et Renauld Govain. Ainsi, « Lemète Zéphyr dénonce les lacunes de la résolution de l’Aka sur l’orthographe du créole » (Montray kreyòl, 19 juin 2017), tandis que Renauld Govain analyse la position officielle de l’AKA dans son texte « Konprann ‘’Premye rezolisyon sou òtograf lang kreyòl ayisyen’’ an » (AlterPresse, 28 juin 2017). Il éclaire cette « Première résolution », précisant, entre autres, que l’Académie créole confond orthographe, alphabet et graphie : « Rezolisyon an manke jistès nan chwa tèminolojik li yo. Sanble li konfonn òtograf, alfabè, grafi yon pa, epi yon lòt pa, li konpòte tèt li tankou yon trete òtograf, jan nou kapab verifye sa nan dispozisyon 2, 4, 5, 8, 9. » Pour sa part, Christophe Charles, poète, éditeur et enseignant, membre de l’Académie créole, prend le contre-pied de la position officielle de l’AKA sur la graphie du créole dans un texte publié dans Le Nouvelliste du 26 octobre 2020, « Propositions pour améliorer la graphie du créole haïtien ». Au bilan de l’action de l’Académie créole destinée à « fixer » l’orthographe du créole, l’échec est là aussi de notoriété publique mais l’on ne retrouve nulle trace d’une analyse critique de cet échec sur le site officiel de l’AKA, en particulier dans le « Bilan 4 desanm 2014 – 4 desanm 2019 » mis en ligne par l’AKA sur son site Web.

En définitive, le bilan analytique de l’action de l’Académie créole (2014 – 2025) est fort instructif. Il atteste l’existence d’une béante contradiction entre les termes de la « Lwa pou kreyasyon Akademi kreyol ayisyen an » (Le Moniteur, 7 avril 2014) et l’ensemble des initiatives prises par l’AKA qui, en dehors de son mandat légal déclaratif, a en vain tenté d’agir à titre d’une instance exécutive d’aménagement linguistique. L’« Accord du 8 juillet 2015 » signé entre l’AKA et le ministère de l’Éducation nationale, qui n’a produit aucun résultat mesurable, n’a pas donné lieu à l’élaboration d’une politique linguistique éducative, et l’usage normalisé et encadré du créole langue maternelle dans l’apprentissage scolaire demeure encore peu répandu dans le système éducatif national (voir notre article « De l’usage du créole dans l’apprentissage scolaire en Haïti : qu’en savons-nous vraiment ? », Le National et Fondas kreyòl, 11 novembre 2021). L’on observe également que sur le site Web de l’AKA, le « Bilan 4 desanm 2014 – 4 desanm 2019 » expose la création d’un « Espas refleksyon akademisyen sou dokiman « Plan décennal d’Eéducation et de formation 2017-2027 », ki te fèt jou ki te 25 me 2017 », et il annonce l’existence d’un « Dokiman « Pozisyon AKA sou Plan desenal edikasyon 2-17-2029 la sa a nan bibliyotèk AKA ak sou sit wèb AKA ». Ce document n’a pas pu être consulté parce que le titre annoncé n’est pas interrogeable sur le site officiel de l’Académie créole. Toujours au chapitre du « Bilan 4 desanm 2014 – 4 desanm 2019, l’Aka annonce, en page d’accueil de son site, être à l’étape de la « Preparasyon zouti referans tankou gramè, diksyonè jeneral, diksyonè jiridik ». Volontariste et lunaire, cette annonce n’a pu, sur le site de l’AKA, être validée en termes de bilan d’une action mesurable et l’on est en droit de se poser une incontournable question : une microstructure telle que l’Académie créole, dépourvue d’expertise connue en lexicographie, en didactique des langues, en dictionnairique et en terminologie juridique, est-elle en mesure de s’engager dans de si vastes chantiers et de produire des « outils de référence » alors même que ses rares linguistes n’ont aucune compétence connue dans l’un de ces champs et n’ont publié aucune étude scientifique, aucun livre dans ces domaines de haute spécialisation ? (voir nos articles « Un « Plan décennal d’éducation et de formation 2018 – 2028 » en Haïti dénué d’une véritable politique linguistique éducative » (Le National, 31 octobre 2018) ; « Dictionnaires et lexiques créoles : faut-il les élaborer de manière dilettante ou selon des critères scientifiques » (Le National, 28 juillet 2020) ; « Plaidoyer pour une lexicographie créole de haute qualité scientifique » (Le National, 14 décembre 2021).

Le prétendu « partenariat stratégique » entre Wikimedia Haïti et l’Akademi kreyòl ayisyen relève d’une indocte et erratique quête, celle d’une vision linguistique fantasmagorique qui mène droit au mur. Au mur de l’incompétence, certes, comme d’ailleurs au mur mutique où les créolistes fondamentalistes et les Ayatollahs du créole –fervents défenseurs du monolinguisme d’État–, accrochent rituellement les vestiges d’une verbeuse « souveraineté culturelle » qui tourne le dos aux sciences du langage et à l’aménagement constitutionnel des deux langues du patrimoine linguistique historique d’Haïti, le créole et le français (voir notre article « « L’aménagement constitutionnel des deux langues du patrimoine linguistique historique d’Haïti, le créole et le français : une synthèse », Madinin’art, 25 novembre 2025). NOTE — Pour une lecture critique du monolinguisme d’État, du populisme et de l’aventurisme linguistique ainsi que des arnaques à la Constitution de 1987, voir nos articles « L’aménagement du créole en Haïti : retour-synthèse sur ses obstacles institutionnels, idéologiques, politiques et instrumentaux », Madinin’art, 19 novembre 2025, et « L’aménagement du créole piégé par le « populisme linguistique » des créolistes fondamentalistes », Médiapart, 28 février 2024.

À contre-courant des divers prétendus « partenariats stratégiques » entre des microstructures aussi improductives qu’éphémères et borgnes, dans nos livres de linguistique et dans nos articles nous faisons avec constance et en toute rigueur le plaidoyer pour une réflexion et une action rassembleuse ciblant la future politique linguistique de l’État haïtien, le bilinguisme de l’équité des droits linguistiques. Nous entendons par bilinguisme de l’équité des droits linguistiques LA politique d’État d’aménagement des deux langues officielles d’Haïti conformément à la Constitution de 1987. Cette future politique linguistique d’État s’articulera sur deux versants indissociables :

(1)   À l’échelle de l’État, le bilinguisme institutionnel instaure la parité effective et mesurable entre nos deux langues officielles et il garantit, dans la sphère publique, l’obligation de l’État d’effectuer toutes ses prestations, orales et écrites, en créole et en français, et d’élaborer/diffuser tous ses documents administratifs dans les deux langues officielles du pays. Le bilinguisme institutionnel se réfère ainsi en amont aux droits linguistiques collectifs ainsi qu’à l’« aptitude d’un service public à fournir à la population et à son propre personnel des services dans les deux langues officielles » (Centre de traduction et de terminologie juridiques (CTTJ), Faculté de droit, Université de Moncton, et Bureau de la traduction du gouvernement fédéral canadien).

(2)   Le bilinguisme individuel recouvre le droit à la langue (le droit à l’acquisition et à la maîtrise des deux langues du patrimoine linguistique historique d’Haïti ; le droit à la langue maternelle (le droit à la maîtrise et à l’utilisation de la langue maternelle créole dans toutes les situations de communication) et qui est étroitement lié aux obligations de l’État sur le registre du bilinguisme institutionnel (voir notre article « L’aménagement constitutionnel du créole et du français en Haïti vu par des juristes, des constitutionnalistes et des historiens », Le National, Port-au-Prince, 28 novembre 2025).

(*)Robert Berrouët-Oriol

Linguiste-terminologue

Conseiller spécial au Conseil national d’administration

du Regroupement des professeurs d’universités d’Haïti (REPUH)

Konseye pèmanan, Asosyasyon pwofesè kreyòl Ayiti (APKA)

Membre du Comité international de mise à jour du Dictionnaire des francophones

Montréal, le 12 décembre 2025