Le pari du réel pour sortir de l’ordre établi

— Par Aliocha Wald Lasowski, philosophe —

badiou_platonÀ la recherche du réel perdu, éditions Fayard, 80 pages, 12 euros.
Métaphysique du bonheur réel, éditions PUF, 96 pages, 12 euros.
Entretien platonicien, éditions Lignes, 80 pages, 14 euros.

 

Le renoncement au réel est-il définitif ? Dans trois ouvrages, le philosophe Alain Badiou en appelle à interroger notre société contemporaine pour redécouvrir la pensée vive et joyeuse.

Il y a dix ans, dans le Siècle (Le Seuil, 2005), le philosophe Alain Badiou posait un double regard sur le XXe siècle : d’un côté, les violences et atrocités ont plongé le monde dans la guerre et la barbarie, conduisant à ce qu’il appelle « l’horreur du réel » ; de l’autre, certaines figures exemplaires, comme les artistes des années 1920-1930 (le poète Mandelstam, le peintre Malevitch, le musicien Webern…), loin de l’utopie imaginaire ou de l’idéologie destructrice, ont incarné un élan enthousiaste et positif, énergie créatrice que Badiou nomme « la passion du réel ». Mêlant projet esthétique et expérimentation politique, la passion du réel des avant-gardes a rapidement laissé place, dès les années 1950, à une forme d’abandon et de désespoir. C’est la pierre tombale ou cendres de l’histoire, d’après la formule de Pasolini en 1954, qui annonce un constat pessimiste porté sur la société contemporaine. Qu’en est-il actuellement ? Le renoncement au réel est-il définitif ? Alors qu’il publie Métaphysique du bonheur réel (éd. PUF) et Entretien platonicien (éd. Lignes), Alain Badiou est aussi aujourd’hui À la recherche réel perdu (Fayard), comme le narrateur de Proust. Le philosophe désigne le moment historique actuel sous le terme d’« impératif du réel » : dans notre société, le réel nu est recouvert d’un masque pesant, intimidant, presque impossible à arracher, explique-t-il. Institutions étatiques figées, progrès social stoppé, avec, de plus, un spectacle médiatique affligeant et hypnotique. Comment en rester au simple constat que la politique perd pied et que la France a la gueule de bois (désastre économique, perte de compétitivité, déshérence et inertie sociale) ? Comment accepter que les « cinq piliers de la vie acceptable pour tous », que sont l’éducation, la santé, le logement, le transport et la communication, soient livrés à la loi du marché ? Modernisation incessante, synonyme à ses yeux de régression. Pour Alain Badiou, le capitalisme est aujourd’hui exactement « celui que, par une géniale anticipation, une sorte de science-fiction vraie, Marx annonçait ». Le philosophe se souvient aussi de Mallarmé, qui disait à propos des années 1880 : « Un présent fait défaut. » Surmonter la mélancolie, c’est s’opposer au diktat de l’économie, qui nous soumet « à l’impératif du réel comme intimidation ». Où est le réel ? Comment retrouver le réel perdu et refaire le pari du réel, déjouer les faux-semblants, trouver l’antidote à la superficialité du monde ? L’auteur en appelle au réveil de l’histoire, au « surgissement d’une capacité créatrice, dont la visée est de sortir réellement de l’ordre établi » et appuie sa réflexion sur la technique cinématographique : la puissance du montage ou la force de l’image vient de ce que la représentation ne montre pas, le réel hors champ. Accéder au réel suppose de ne pas se contenter du spectacle à l’écran, mais de conquérir le hors-cadre. Le philosophe spécialiste de Platon nous invite à sortir de la caverne, à nous éloigner du semblant ordinaire de la prétendue réalité, pour redécouvrir, dans tous les champs du réel, la pensée vive et joyeuse. Le retour au réel, estime-t-il, viendra de l’initiative populaire, par « l’organisation de lieux nouveaux, la construction, dans des circonstances disparates, de pensées nouvelles ». Tout reste à faire. L’amour, l’art, la science ou la politique doivent être réinventés.

À la recherche du réel perdu, éditions Fayard, 80 pages, 12 euros.
Faut-il accepter comme une loi de la raison que le réel exige en toutes circonstances une soumission plutôt qu’une invention ? Le réel est toujours ce qui se découvre au prix que le semblant qui nous subjugue soit arraché. Aujourd’hui, nous devons être convaincus qu’en dépit des deuils que la pensée nous impose, chercher ce qu’il y a de réel dans le réel peut être, est, une passion joyeuse.

Métaphysique du bonheur réel, éditions PUF, 96 pages, 12 euros.
« Toute philosophie, même et surtout si elle est étayée par des savoirs scientifiques complexes, des œuvres d’art novatrices, des politiques révolutionnaires, des amours intenses, est une métaphysique du bonheur, ou bien elle ne vaut pas une heure de peine. Car pourquoi imposer à la pensée et à la vie les redoutables épreuves de la démonstration, de la logique générale des pensées, de l’intelligence des formalismes, de la lecture attentive des poèmes récents, de l’engagement risqué dans des manifestations de masse, des amours sans garantie, si ce n’est parce que tout cela est nécessaire pour qu’existe enfin la vraie vie, celle dont Rimbaud dit qu’elle est absente, et dont nous soutenons, nous philosophes, que rebutent toutes les formes du scepticisme, du cynisme, du relativisme et de la vaine ironie du non-dupe, qu’absente elle ne peut jamais l’être totalement, la vraie vie ? Ce livre donne ma propre version de cette certitude.
Il s’agit dans cet opuscule de dégager la voie pour que le stratège en philosophie puisse dire à chacun : “Voilà de quoi te convaincre que penser contre les opinions et au service de quelques vérités, loin d’être l’exercice ingrat et vain que tu imagines, est le chemin le plus court pour la vraie vie, laquelle, quand elle existe, se signale par un incomparable bonheur.” »

Entretien platonicien, éditions Lignes, 80 pages, 14 euros.
Un dialogue entre le philosophe platonicien et une jeune docteur en philosophie, où sont abordées les thématiques chères à l’auteur des livres de la série « Circonstances » (Lignes) et d’une nouvelle traduction récente de « La République de Platon » (Fayard). Cet échange fait apparaître une problématique commune, celle de la recherche des « noms » possibles, actuels et futurs, nécessaires à un usage résolument politique de la philosophie.

MARIA Kakogianni – On dit toujours que Platon est un anti­démocrate, eh bien, je pense qu’il est avant tout un anti­libéral. On fait de lui un méta­physicien idéaliste, alors que c’est un très fin stratège. Et qui dit stratège, dit bataille. Il recherche sans arrêt les coordonnées d’un nouveau type de conflit. Comment changer un régime qui fonctionne au « changement » et à la « critique » qui fabrique des rebels without a cause pour annuler toute possibilité de révolte logique ?

ALAIN BADIOU – C’est en effet une question importante et difficile. Il y a deux voies, depuis toujours. Celle des principes d’abord, qui permet de « lire » la société au rebours de sa prétention normative. Les sociétés contemporaines ne sont nullement libres, car la « liberté » individuelle qu’elles promeuvent est en réalité la « liberté » de consommer les produits, le plus souvent laids et inutiles, voire nuisibles, dont la production et la circulation enrichissent sans mesure une oligarchie très restreinte. Et cette prétendue « liberté » se paie d’inégalités monstrueuses aggravées par des crises dévastatrices. L’autre voie est la construction d’une force politique apte à tenir pour réel ce que le capitalo-parlementarisme dominant déclare impossible. Il s’agit dans ce cas d’une effectuation des principes, toujours locale, et qui demande une invention toujours renouvelée, pour que les mots d’ordre dont les masses populaires sont saisies soient en quelque sorte dictés par les gens eux-mêmes, dès lors qu’ils sont positivement touchés par les principes communistes.

Lire Plus => http://www.humanite.fr/le-pari-du-reel-pour-sortir-de-lordre-etabli-567773