« Le Mulâtre », texte de Victor Séjour, m.e.s. Hervé Deluge

— Par M’A —

Rivière Salée, le 21 mai 2022, la foule de tous âges était là, nombreuse, joyeuse, impatiente d’assister à ce que Covid lui avait refusé deux ans de suite. Elle avait apporté ses chaises disposées de part et d’autre de celles installées face à la scène et réservées aux spectateurs dotés de privilèges attribués par la présentatrice du spectacle selon des critères quelque peu flous et arbitraires. Mais bon l’égalité est une conquête permanente…

Cette fresque, 1848 Force Abolitionniste, puisque c’est son nom a pour objet la commémoration du 22 mai en mobilisant l’ensemble des clubs, associations culturelles et artistiques de danses, de musiques, d’expression corporelles de Rivière-Salée, sous la direction de l’association « Scènes Populaires de Martinique ». Le maître d’œuvre enrôlé pour cet hommage aux combattants de la liberté est le comédien metteur-en-scène, bien connu du public martiniquais, Hervé Deluge, aux talents divers et variés, comme Madinin’Art en témoigne régulièrement, avec aménité. Il a choisi d’articuler l’ensemble des prestations des divers participants autour d’une nouvelle peu connue, intitulée « Le Mulâtre », écrite et publiée en 1837, dans la «  La Revue des Colonies » dirigée par Cyrille Bisette. L’auteur Victor Séjour, est né le 2 juin 1817 à la Nouvelle-Orléans. Parfaitement francophone,il est le fils d’un Noir libre d’Haïti et d’une mère « quadroon » (« quarteron »). Il arrive à Paris à l’âge de 19 ans où il trouve un milieu plus ouvert d’esprit avec moins de préjugés raciaux qu’en Louisiane qui lui permettra de faire paraître un récit de vengeance anti-esclavagiste aussi austère et obsédant que « Le Mulâtre ». Quelques années après la publication de cette nouvelle, qui n’aura pas de suite, Victor Séjour va rencontrer un grand succès en tant que dramaturge. Ses œuvres seront mises en scène au Théâtre Français et dans d’autres lieux de premier plan, et centrées sur des thèmes historiques et des intrigues de cour se déroulant parmi les membres de la famille royale européenne ! Pendant plusieurs années, il va connaître des soirées d’ouverture immensément réussies, mais de telles épopées costumées vont tombées en disgrâce et être délaissées à mesure que les goûts évolueront.

« Le Mulâtre » n’est donc pas un texte de théâtre qu’il faut donc adapter. Il met en scène un narrateur sans nom, un homme blanc qui fonctionne comme un destinataire empathique, ou comme le public d’un théâtre en cas d’adaptation, à qui Antoine, un vieil homme, encore vraisemblablement esclave et narrateur intégré de l’histoire, raconte librement, en toute confiance, la vie tragique de son ami Georges, un mulâtre esclave dont le maître, Alfred est aussi le géniteur, à la suite d’un viol.  Plus tard et plus âgé, Alfred va permettre la mise à mort de Laïssa la femme de Georges qui a repoussé ses avances sexuelles. Georges va se faire justice d’abord en empoisonnant la femme d’Alfred puis en décapitant son maître qui dans son dernier souffle lui révèle être son « père ».  S’estimant coupable de ce qu’il croit être un parricide Georges se suicidera. La thèse développée  en filigrane par Victor Séjour est celle d’un avilissement généralisé  de tout un chacun, victime comme bourreau, produit par la corruption inhérente et intrinsèque du système esclavagiste. Dépendance et contre-dépendance seraient les deux versants d’une même figure de l’aliénation.

Le monologue commence par un avant-propos, produit par les réflexions d’Antoine sur le récit, qu’il s’apprête à faire, de la vie de l’infortuné Georges et de son maître-géniteur :

« Mais vous savez, n’est-ce pas, qu’un nègre est vil comme un chien ; la société le rejette ; les hommes le détestent ; les lois le maudissent… Oui, c’est un être des plus malheureux, qui n’a même pas la consolation de étant toujours vertueux… Il peut naître bon, noble et généreux ; Dieu peut lui accorder une âme grande et loyale ; mais malgré tout cela, il va souvent au tombeau les mains ensanglantées et le cœur affamé d’encore plus. vengeance. Car combien de fois a-t-il vu ses rêves de jeunesse détruits? Combien de fois l’expérience lui a-t-elle appris que ses bonnes actions ne comptent pour rien, et qu’il ne doit aimer ni sa femme ni son fils; car un jour celui-là sera séduit par le maître, et sa chair et son sang seront vendus et emportés malgré son désespoir. Que voulez-vous donc qu’il devienne ? Se fracassera-t-il le crâne contre les pavés ? Tuera-t-il son tortionnaire ? Ou voulez-vous croire que le cœur humain peut trouver un moyen de supporter un tel malheur ? » […] « S’il continue à vivre, ce ne peut être que par vengeance ; car bientôt il se lèvera… et, du jour où il secouera sa servilité, le maître ferait mieux d’avoir à ses côtés un tigre affamé qui fait rage que de rencontrer cet homme face à face. »

C’est tout le nouage des interactions entre soumission et rébellion qui va se déployer dans le récit d’Antoine. La perversion du système esclavagiste réside dans les effets corrupteurs qu’il induit chez la victime. Le retournement de la violence esclavagiste contre le maître élude la question de la nature et de l’origine de celle-ci. Les outils, les instruments de l’asservissement sont-ils utilisables pour s’en libérer ? Le texte de Victor Séjour est riche d’une multitude d’interrogations autour d’inextricables oppositions binaires et de leurs liens interactifs telles que ceux de la rébellion et de la soumission, du blanc et du noir, de la domination et de l’abjection. Le lien entre patriarcat et esclavagisme est clairement mis en évidence lors de l’évocation de la mise aux enchères d’une jeune femme présentée comme un objet hautement désirable, mettant l’accent sur sa beauté, sa pureté et sa noblesse de caractère comme principaux arguments de vente, traits qui la rendent commercialisable en tant que marchandise sexuelle.

Ce fût l’intérêt essentiel de cette soirée que de nous faire découvrir un texte dont on veut espérer qu’il soit l’objet d’une adaptation et d’une mise en scène qui mettent en valeur le foisonnement de problématiques intemporelles qu’il porte en son sein.

 

Fort-de-France, le 22/05/2022

M’A

1848, Force abolitionniste

Avec :

La compagnie Île Aimée
La Compagnie Entrenou
La Compagnie SIJIRI
L’école de guitare et de chant de Martine DEFOI
L’association TEMPS DANSE EVASION
L’AM4 (BÈLÈ)
L’ASSOCIATION CULTURELLE DE PETIT-BOURG