« Le marchand de larmes » de Xavier Orville

Mardi 17 avril à 19h 30 Tropiques-Atrium

Lecture – Mise en espace : José Exélis
Assisté de : Marion Phipps
Collaboration artistique : Suzy Manyri
Création lumière : Fred Libar
Avec : Jann Beaudry, Michel Richard, Kali, Willy Léger
Portrait de Xavier ORVILLE par Catherine RÉAULT-CROSNIER, d’après photographie

La lecture des textes dramaturgique est un moment important  pour toutes les composantes du monde théâtral. Tous les 2 mois, José Exélis et sa compagnie du 6ème continent nous invitent à entendre les auteurs de la Caraïbe et d’ailleurs.

Dans la Martinique secrète de Xavier Orville, les morts quittent le cimetière pour courir dans les feuilles, le vent, l’eau, et observer d’un oeil narquois la vie tumultueuse des vivants. Dans la Martinique douloureuse de Xavier Orville, la jeune Marie-Triangle est vouée aux gémonies pour avoir refusé de dénoncer l’homme qui lui a fait un enfant mort-né : « Je marche au creux d’un deuil ; au milieu coule une rivière de chagrins, elle charrie des souffrances très anciennes. » Dans la Martinique irréelle de Xavier Orville, Dieudonné vend des larmes à toutes celles et tous ceux qui n’ont même plus de quoi pleurer, et ces larmes glissent des yeux de Marie-Triangle. 

« Le marchand de larmes » extraits

Je dis qu’il m’est arrivé des choses plus grandes que moi, et ce n’est pas votre dédain qui me fera changer d’avis. Pour vous, l’existence c’est comme le bénitier de la grande porte ; il suffit d’y tremper les doigts. Je dis non. D’abord il faut avoir la justice au cœur et assez de courage pour aller jusqu’au bout. Tous les jours je vous vois vivre dans l’agitation et le mensonge. Vous vous étonnez de ma lenteur, de la minceur de mon ombre. Vous riez de mes hésitations. Pour vous, je suis à peine un souvenir. C’est vrai qu’il y a longtemps ; mais la mort n’arrête rien, puisque je continue à parler dans ce cimetière. Et si je parle, ce n’est pas pour tirer vengeance du sang versé. Au contraire, ma parole est paix ; elle veut secouer au-dessus du crime les palmes douces de la pluie. Vous n’avez pas la conscience tranquille, vous ne voulez aucun compte avec la mort.

Rassurez-vous, je viens les mains ouvertes vous dire que la mort n’est pas ce que vous croyez. Que savez-vous d’elle ? Vous lui consacrez deux jours à la Toussaint pour mieux vous en débarrasser le reste du temps. Deux jours pendant lesquels vous tentez de clouer le souvenir des défunts avec des coquillages, du sable fin, des bougies, des fleurs, une ombre de regret. A quoi bon ? Ils ont acquis une telle agilité dans l’absence qu’ils sont partout. Moi qui vous parle, je cours dans les racines, les feuilles, le vent et l’eau. Je suis au cœur de vos pensées les plus secrètes, là même où vous n’auriez jamais l’idée d’aller me chercher. Je dis cela parce que, tant qu’on est sur terre, on se prend pour le bon Dieu. Moi par exemple, je me croyais quelqu’un, comme ça, pour rien, simplement parce que j’avais quelque part un arbre du voyageur : la mort m’a appris, depuis, que je n’étais qu’une paille dans la main du vent.

Je suis présentement pauvre comme la fosse que j’habite, pourtant je me sens bien, car j’alimente tout ce qui vit : les fleuves, les étoiles, les marées, l’herbe des chemins, le plumeau des cannes, le métal obscur de vos rêves. Et puis, grâce à la mort, j’ai réglé mes comptes avec le destin. Pendant longtemps je l’ai porté écrit en lettres majuscules sur mes paupières. Il m’inquiétait. A présent, je sais que le destin, c’est où poussent des noisettes et des dents et quelquefois des noisettes où il n’y a pas de dents pour les manger. C’est la clé des songes qui brusquement ouvre la porte ou bien se casse dans la serrure. C’est un six à l’envers qui sort et vous fait gagner ou perdre au loto. Le destin, c’est l’un et l’autre. On le croit grand et puissant, mais ce n’est qu’un enfant qui mêle les cartes pour le plaisir des couleurs. L’important, c’est la petite chance-libellule posée sur la branche et il faut savoir lui pincer les ailes, juste avant l’envol.

 
Moi Elie Caboste, je suis mort depuis longtemps, mais je n’ai pas de regrets, puisque grâce à lui j’ai gagné la parole éternelle. Ses mots chiendent passent les murs du cimetière et des maisons, soulèvent les pierres, écartent les clôtures, déchirent les fenêtres et les secrets, enfoncent les portes et poussent leurs racines dans les silences les mieux gardés. Ses mots chiendent marchent sous terre malgré les éclipses de lune et les interdits. Ils ont gagné le pouvoir de se changer brusquement en éruption ou en grève ou en chanson ou en sourire, et même si quelquefois au détour d’un sentier vous voyez se déplacer un arbre sous le soleil, ne vous frottez pas les yeux, c’est lui.

J’ avoue pourtant que cette éternité me pèse parfois, ce vaste champ à perte de repos. Je flotte entre ombre et racines. Je reste là à faire encore de vieux os, alors que la plupart des gens sombrent si vite dans le néant. J’ai envie de faire comme eux, d’enterrer définitivement cette mémoire qui me tient éveillé, de couler dans cette rivière immobile qui, paraît-il, guérit à jamais des rhumatismes. Il y a des jours où mon corps entier me fait mal, car mes os se sont soudés. Je ne parle pas de mon crâne : il est habité par des paysages et des souvenirs qui s’entrechoquent sans arrêt et refusent de disparaître. L’autre nuit, Yaya m’a visité. Elle m’a dit de me laver l’intérieur de la tête avec du sel fondu dans du jus de citron ! Ensuite elle a pris un œuf dans lequel poussait une fleur et me l’a tendu. « C’est pour la pureté des rêves », a-t-elle ajouté. Comme si à mon âge et dans ma situation, il était question de rêver ! Je ne lui ai rien répondu. Je me suis contenté de lui sourire éternellement, et c’est alors que j’ai remarqué que l’ongle de son pouce était fendu sur toute la longueur. Des fourmis sortaient aussi de ses orbites, tombaient une à une par terre, comme les grains d’un chapelet qui se vide. « C’est pour Marie-Triangle, a-t-elle dit, tu devrais aller voir ce qui se passe. »

J’ai accroché ma musette à l’épaule et je suis remonté dans le clapotement doux des racines — le cimetière était une barque qui faisait l’aller-retour de la mort à la vie. J’ai pris lumière près d’un flamboyant à fleurs jaunes. C’était le petit jour. Alsace secouait par la fenêtre les miettes du temps accrochées au drap, souvenirs des jours de goyave avec le lait du ciel dans la gorge des mornes, quand Marie-Triangle trempait son doigt dans les pots de gelée, dans les bassines et les casseroles où restait un fond de crème. Mais la petite fille que j’avais connue était maintenant cette femme que je voyais là, assise dans un rond de silence. Elle regardait sans rien voir. Ses doigts caressaient la rondeur de son ventre, d’un mouvement liquide et lent, et je voyais sur son visage des vagues de bien-être. Je n’entendais pas les paroles qu’elle prononçait. Je me suis approché. Elle chantait : Mon homme poteau-mitan planté en moi tu m’as couverte de tuiles sucrées la pluie d’hivernage glisse au creux de mes aisselles sur mon ventre rond un grand bruit de ciel m’habite qui me vient de toi mon chiendent doux il me suffit de te sentir là mon cœur se délove et part à tâtons dans le vert des plantes dans les cheveux de mes poupées d’enfant ou encore au croisement des nuits je suis sous ta main tu m’enveloppes de soleils liquides un jour je te proposerai de sortir nue dans la rue simplement pour te dire que je t’aime aussi à midi je te prends dans mes bras oiseau vainqueur et étiré de plumes tu m’arrives immense et tournoyant par les chemins du ciel tes ailes découpent mon visage tu ressembles à mon souvenir le plus beau c’est pourquoi je t’aime et d’allumer aussi des lucioles en plein jour et de faire remonter mes rivières à leur source et d’accrocher des miroirs aux flamboyants pour m’ensemencer de rouge et de me lisser de corossol doux et de me prendre par la main pour la danse des vagues sur l’étincelle de ton regard.

 

Mardi 17 Avril – 19h30

(Accueil dans le hall)