Le Journal d’un femme de chambre : érotisme et lutte des classes

— Par Roland Sabra —

journal_femme_de_chambreA Madiana

C’est en 1900 que « l’éminemment » subversif Octave Mirbeau fait paraître Le Journal d’une femme de chambre. L’écrivain est, comme aurait pu le dire Sartre «  irrécupérable ». C’est un contestataire de toutes les institutions, politiques, sociales et culturelles. Le roman n’échappe pas à sa critique. La forme du journal qui juxtapose des épisodes du passé au présent, qui balaie différents registres de genre, qui rompt avec la linéarité du récit romanesque et sa prétendue objectivité réaliste est le mode par lequel Mirbeau va dénoncer jusqu’à la nausée la condition sociale faite aux « gens de maison », aux domestiques. Il le fait sans espoir aucun de rédemption. La servitude est volontaire.
L’ouvrage connait un succès qui, un siècle plus tard ne se dément toujours pas, et a connu plusieurs adaptations cinématographiques et de bien plus nombreuses transpositions théâtrales. Sur les écrans Paulette Godard dans la version de Jean Renoir en 1946 et Jeanne Moreau dans celle de Luis Bunuel en 1964 ont marqué de leur personnalité le rôle de Célestine, car tel est le prénom de l’héroïne qu’incarne aujourd’hui, Léa Seydoux dans le film de Benoit Jacquot. De nom il n’y a pas, il compte pour si peu. Les patronnes affublent les servantes d’un prénom qui leur convient ou les sonnent d’un « ma fille » condescendant et méprisant.
Si «  Comme les esclaves, elle a intériorisé sa servitude… elle n’est pas dans la victimisation  » précisent le réalisateur et la comédienne. Célestine est certes une domestique mais c’est une insolente qui refuse de soumettre aux désirs libidineux de ses patrons, aux exigences humiliantes des maitresses de maison et qui conquiert son autonomie en choisissant en toute lucidité une alliance avec un jardinier sadique et antisémite car “si infâmes que soient les canailles, ils ne le sont jamais autant que les honnêtes gens”, écrivait Mirbeau. Le talent de Benoit Jacquot réside dans sa façon de coller au plus près du « roman » sans jamais tomber dans l’illustration plate et convenue et dans la totale confiance qu’il a accordée à Léa Seydoux. Il érotise le personnage sans jamais le déshabiller, concentrant sa caméra sur le visage, sur des battements de cils, sur un mordillement des lèvres, sur la fièvre d’un regard. La comédienne est admirablement filmée avec un sens des lumières d’une rare beauté. Elle rayonne dans un environnement annonciateur de délitements et d’effondrements d’un ordre social à bout de course. Sa stature, son port altier sont des offenses vivantes à la médiocrité bourgeoise de ses patronnes passées, actuelles et potentielles qui par ailleurs ne s’y trompent pas. L’atmosphère étouffante de la servitude est rendue par une série de ruptures de plan, de troncatures de lignes de fuites, d’effets de miroirs, de sorties hors champs avortées, de montées d’escalier épuisantes et répétées, de basculement entre le sordide des lieux d’hébergement de la domesticité et le luxe décati de la bourgeoisie. Les corps corsetés comprimant les élans du désir, les lâcher-prises à mi-mots, les entretiens d’embauche blessants, la veulerie des patrons qui livrent à la turpitude de leur femme les servantes, la haine sous-jacente à ces rapports de domination, l’absence de perspectives émancipatrices, la construction d’un bouc émissaire autour de la figure du juif, en un mot le climat d’une époque historiquement située à l’articulation des XIX et XX èmes siècles semble tout à coup d’une actualité brûlante. Rien n’a changé en dehors de la forme prise. Mirbeau et Jacquot nous parlent d’un temps qui n’est plus qui pourtant demeure.
Un très beau film donc et la fin pour peu surprenante qu’elle soit est bien elle aussi dans l’esprit d’Octave Mirbeau. Dommage qu’il suscite si peu d’engouement dans le public martiniquais. Hier soir il y avait 6 spectateurs dans la salle. Et combien pour les nanars étasuniens ? La servitude est volontaire…
Fort-de-France, le 23/04/2015
R.S.

Le journal d’une femme de chambre
Réalisé par Benoît Jacquot
Avec Léa Seydoux, Vincent Lindon, Clotilde Mollet plus
Genre Drame