Le jardin des sculptures, entretiens d’artistes : Hervé Beuze

— Propos recueillis par Matilde dos Santos Ferreira, critique d’art et curateur indépendant —

Cinquième entretien d’une série d’environ quinze interviews de créateurs des œuvres du jardin des sculptures de la Fondation Clément. Hervé Beuze, conversation enregistrée en février 2019 à l’atelier de l’Entreprise Navale Antillaise (ENA) où l’artiste suivait la fabrication de son œuvre « Armatures », aujourd’hui installée dans les jardins.

Matilde dos Santos : Peut-on revenir sur la genèse du projet « Armatures » ? La pièce sur laquelle tu travailles maintenant reprend le couple « Fleur-fleur » qui faisait partie de ton installation « Armatures » à la Fondation Clément en 2016. Tu l’as modifié et renommée. Pourquoi ?

Hervé Beuze : L’œuvre va s’appeler « Armatures ». Je reprends le nom générique de l’exposition qui avait eu lieu à la Fondation Clément. Il y avait six couples dans l’installation de départ. La Fondation a souhaité faire l’acquisition pour le jardin d’une pièce semblable au couple « Fleur-fleur » mais sans les pétales qui l’entouraient. J’ai donc changé le matériau de la structure des corps qui maintenant est faite de barres d’acier rond lisse de 16 mm de diamètre. C’est plus lourd, et un peu plus grand aussi. J’avais fabriqué ces corps pour avoir une sorte de trace de notre histoire. Car il me semble que c’est sur les corps que l’Histoire s’inscrit de façon tangible. Au départ je me posais des questions sur l’espace Martinique ; maintenant je me focalise sur le seul territoire qui appartient vraiment aux antillais au sortir de l’esclavage : leur corps. Le corps est une structure sensible qui a une mémoire et une histoire. J’ai voulu donc faire un panel des différents états de ces corps dans l’exposition « Armatures ». C’est une façon très concrète et tactile de comprendre et d’exprimer les questions qui traversent notre réalité. Et je voulais exprimer cette réalité avec une forme transcendante, quelque chose qui dépasse l’humain. Il y a aussi un lien direct avec le lieu auquel la pièce se destine. Elle pose la question des corps qui ont occupé le site dans le passé. Le jardin des sculptures avec l’usine et l’habitation a une symbolique très forte. En amenant ces corps dans cet espace-là se pose la question de leur mémoire Que nous ont-ils légués ? Les représenter dans cet espace c’est aussi remettre en perspective cette réalité humaine dans l’espace muséal. D’un autre coté la simplicité presque abstraite de la pièce permet pléthore de sens : la tige de fer, le rouge, le fait aussi que les corps soient formés par des petits bouts, la symbolique du couple… Je ne souhaite pas non plus mettre en avant le couple, mais c’était important en même temps.

2. « Armatures », installation,2016, vue générale de l’exposition, visite de scolaires. Photo Vincent Gayraud

Mds : Pourquoi c’est important pour toi que ce soit un couple ?

HB : Je suis parti de l’image que la NASA avait envoyée dans le ciel, le couple qui représente un peu l’humanité. C’est un message qu’on envoie…l’image du couple et le dessin de Da Vinci, l’homme inscrit dans un cercle. C’était le point de départ, une portée universelle. Parce qu’au-delà de notre questionnement par rapport à notre propre histoire, une fois qu’on va au fond des choses, c’est de l’humain dont il s’agit et ça rejoint les grandes questions de l’humanité telles qu’elles ont été posées dans toutes les catastrophes humaines.

Mds :L’exposition « Armatures » était clairement historique. Chacun des couples était quasiment une période historique ; plus que ça ; chacun était une catégorie disons.

HB : Exactement. Mon travail est une sorte d’archéologie ; je suis un historien tactile de l’histoire à l’œuvre aux Antilles. C’est ça le lien entre les deux expositions que j’ai faites à la Fondation. La première en 2007, je faisais des cartes. Les mêmes thématiques sont revenues dans les corps d’ « Armatures » en 2016. La résilience par exemple. Chaque couple était un marqueur d’éléments passés. Pas si passés que ça d’ailleurs, puisque toutes ces réalités-là sont encore présentes dans nos actes du quotidien. Je cherche à matérialiser, extérioriser tout ce qui est enfoui en nous dans une pratique quasi psychanalytique afin de personnifier, de concrétiser tout ce qui est enfoui.

3. « Résilience », 2009

Mds : Dans ta galerie de l’évolution des états des corps, « Fleur-fleur » était un moment précis, quel était ce moment pour toi ?

HB : « Fleur-fleur » était une pièce différente des autres. Chaque couple était dépositaire d’un blocage, on va dire historique et « Fleur-fleur » était une tentative de libération ou de transformation de tout ça. C’était une transfiguration, une métamorphose, comme une fleur qui pousse sur du fumier. De tout ce malheur arrive une fleur, de cette histoire tragique très forte, présente dans toute la Caraïbe, résulte une culture riche qui rit, qui vit… c’est ça la leçon à retenir de tout ça. Autant il y a ce malheur extrême, autant à l’opposé il y a cette pulsion de survie. L’être humain a cette capacité de dépasser le mal pour devenir, pour atteindre le beau, le joyeux, voilà pourquoi « Fleur-fleur » devait être là.

4 « Armatures », installation, Fondation Clément 2016, détail couple Fleur-fleur

Mds : Et le fait de la poser là dans le jardin renforce cette idée. Tu poses exactement ce couple-là dans le terreau qui l’a produit et auquel il s’oppose aussi.

HB : Pour moi, je complète l’espace. Un musée comme la Fondation est un espace d’interprétation. C’est une vision construite de l’espace. Elle sera toujours positive car on se présente toujours sous son meilleur jour. Je me suis dit que j’allais compléter l’image en y ajoutant ceux qui étaient là au départ et dont on ne parle pas. Je tiens à en parler, en prenant de la hauteur par la forme elle-même et par le langage aussi. Cet espace-là est hyper puissant non seulement de manière symbolique, mais aussi par rapport au marché de l’art. Ma pièce dit cela aussi : que ce bonhomme debout là, il est debout non seulement pour cet espace mais aussi pour parler au monde. Il y a aussi la couleur rouge. Le rouge est symbolique, c’est le sang, c’est la violence, c’est aussi la vie et la complémentaire du vert. Un jardin c’est vert, donc le rouge nécessairement met en opposition, en expression…d’ailleurs le jardin est rempli de pièces rouges.

Mds : Oui il y a beaucoup de pièces rouges qui jouent la complémentarité.

HB : Complémentarité oui mais aussi en sculpture on a souvent du mal avec la couleur car c’est encore un autre langage. C’est une force visuelle qui ne doit ni contredire, ni écraser la forme. C’est difficile d’ajouter de la couleur à une pièce. La couleur a un discours qui lui est propre.

Mds : Pourtant tu as des œuvres très colorées – pour le carnaval mais pas seulement – et « Fleur-fleur » avait des couleurs, elle avait ses pétales.

HB : Dans « Fleur-fleur », les couleurs rappelaient les couleurs des anneaux olympiques. C’étaient aussi les couleurs de base qu’on appelle les premiers contrastes. Ce sont des couleurs qui ont un parallèle avec la lumière intense des Antilles. Les peintres issus des pays nordiques utilisent des palettes qui correspondent à leurs espaces. Ici dans la Caraïbe, on va souvent utiliser cette intensité colorée pour exprimer des choses puissantes. Comme si le contraste élevé rappelait en quelque sorte la façon comme dans notre espace les choses s’expriment de manière très forte. La voix, la parole, le repas, le manger….on mange beaucoup avec beaucoup de sucre, beaucoup de sel, des gros morceaux,…c’est l’histoire qui a amené ça, il n’y avait pas de raffinement… et en disant cela je pense à l’exposition de Duval Carrié, le raffinement, il y a de ça la dedans aussi ce questionnement-là.

5. « Le chaudron », 3m, 1992

Mds : Duval Carrié était dans le raffinement baroque, tes sculptures sont quasiment toujours dans quelque chose très brute.

HB : Ce qui est brut aussi, c’est la forme humaine. C’est carrément une forme de géant. En fait, c’est un géant fragile. Ce sont des petits trucs qui finissent par créer quelque chose de massif. La Martinique aussi est un petit espace qui combine plein de force, d’énergie, de choses négatives aussi. J’essaie d’exprimer ces entrechocs, ces entre-deux là par de la légèreté. Légèreté de l’écriture des tiges de métal qui ne sont pas raides, droites, mais courbes comme une écriture. Il y a aussi une dimension propre à l’histoire qui peut venir par la suite, rappeler les chaines, par le métal lui-même…la couleur rouge et la forme, la ligne peut aussi rappeler les veines.

Mds : «  Fleur- fleur » dans l’installation « Armatures » avait un coté plus veineux, elle semblait plus rouge que les autres

HB : Toutes les pièces étaient rouges mais « Fleur-fleur » avait une dimension sanguine.

Mds : En même temps, elle a été moulée, (et toutes les autres de l’expo « Armatures ») sur ton corps.

HB : La base c’était mon corps et celui d’une étudiante pour la femme. Il y a aussi une dimension historique forte dans le fait que la pièce peut rappeler les traces laissées par le fouet sur un corps. Une personne fouettée, tout le corps ensanglanté. Je propose avec cette pièce une sorte de catharsis, pour le lieu, pour les visiteurs, pour moi. Elle est en dialogue avec le lieu et met des choses à nu, en les extériorisant. C’est le travail de l’art d’arriver à contenir ou à métamorphoser cette réalité-là. « Armatures » est le chainon manquant de l’espace mémoriel. Sa présence questionne et indique une logique pour comprendre ce lieu. C’est un questionnement pour le futur aussi. Une sorte de clé pour entrer dans la mémoire et en même temps être son témoin. C’est la première fois que je parle de cette pièce… cela fait des années que je traque les non-dits ; un jour il fallait que tout ce qui est subjacent ressorte…Derrière cette pièce là en fait il y a mon tout premier travail d’art, la pièce que j’ai présentée au diplôme d’école d’art… « Le chaudron ». C’était la même logique.

6. Fabrication « Armatures » au chantier ENA, février 2019. Photo MDS

Mds : J’ai toujours aimé cette pièce. « Le chaudron » avait l’empreinte de la chair martyrisée, tu avais malmené le métal, jusqu’à lui donner une présence humaine.

HB : Oui j’avais malmené, fouetté, martelé le métal … le nom de la pièce renvoyait aux émeutes contre le pouvoir colonial dans le quartier « Chaudron », à La Réunion. A l’époque je travaillais la pièce à l’école d’art, je tapais sur de la tôle, à longueur de journée. Les enseignants, le personnel de service, pensaient que j’étais en train de faire une chaudière, ou une marmite. Dans cette pièce il y avait déjà tout un croisement de tout ce qui est métal, de la forge, toute cette idée puissante. Et aussi la structuration avec le coté filaire, parce je partais d’une structure filaire où les pièces en métal venaient s’imbriquer. Et cette manière de faire a influencé plein d’artistes d’ici. Et a marqué mon travail jusqu’à présent.

7. « Armatures », sculpture, Jardin des sculptures, Fondation Clément 2019. Photo JB Barret

Hervé Beuze, (Fort de France, 1970). Vit et travaille en Martinique. Formé à l’école d’art de la Martinique où il enseigne aujourd’hui. Ses expositions les plus importantes se sont déroulées en Martinique à la Fondation Clément, à Miami au Perez Art Museum, à New York au Museo del Barrio et à la Hunter East Harlem Gallery, à Londres à l’Agency Gallery, à Gorée au Sénégal à l’invitation du Musée Dapper .

Matilde dos Santos

Sur l’exposition Armatures voir :

En français : https://aica-sc.net/2016/11/02/armature-dherve-beuze-une-histoire-de-lhomme/

Et en anglais : https://aica-sc.net/2016/11/29/armature-by-herve-beuze-a-history-of-mankind/

Sur l’artiste : https://www.matildedossantos.com/herv%C3%A9-beuze