Le jardin des sculptures – entretiens d’artistes : Angela Bulloch

— Propos recueillis par Matilde dos Santos Ferreira, critique d’art et curateur indépendant, —

Entretien avec Angela Bulloch, en juin 2019, autour de sa pièce « Heavy Metal Stack of 6: Purple, Beige & Green » installée dans le jardin des sculptures de la Fondation Clément en 2016 ( Photo ci-contre). J’avais envoyé mon petit questionnaire-type légèrement adapté à son œuvre par email. Angela m’a répondu par écrit, puis après discussion on a complété les informations. Une artiste qui transpire intelligence et franchise.

Matilde dos Santos : Angela Bulloch en cinq dates. Quels sont pour vous les événements et/ou rencontres qui ont le plus impacté votre destinée ou votre œuvre ?

Angela Bulloch : En 1966, je suis née à Rainy River, Canada. Onze années plus tard en 1977, je déménageais avec mes parents du Canada vers l’Angleterre. Onze années après, j’obtenais mon diplôme d’art au Goldsmiths college de Londres et participais cette même année à Freeze, organisée par Damien Hirst dans le Surry Docks, un bâtiment abandonné du port de Londres. On était une petite bande et on a été labelisés Young British Artists, ce qui à l’époque était important pour moi. C’était utile en termes de gestion des réponses des médias à mon travail. C’était juste une étiquette collée par les médias, mais ça facilitait les choses.

Encore onze années et en 1999, je me suis installée à Berlin pour travailler et suis restée par amour.

Et pour rompre la série des onze, en 2016, j’ai complété 50 ans et j’ai recommencé le mentorat et l’enseignement.

MDS : Angela Bulloch en cinq œuvres. Quelles sont les œuvres que vous considérez comme des jalons de votre production ? Ou qui sont très spéciales pour vous et pourquoi ?

AB : La première est définitivement « No.8 », de 1988. C’était mon premier travail explorant l’électronique programmable. J’avais tout fabriqué moi-même, le programme et la base électronique. Jusqu’à maintenant je suis toujours impliquée à 100 % dans la production de mes œuvres. Même lorsque les pièces doivent être produites dans une usine, je dois avoir la main sur tout le processus. Cela tient au concept même des œuvres, beaucoup de choses doivent être contrôlées durant le processus de production. Mes pièces ne sont pas simples à produire, je dois être présente à toutes les étapes.

« Rules Series », 1992 , un projet permanent. C’est un travail conceptuel qui a introduit le contexte dans le cadre. C’est un ensemble de règles, de règlements et de normes que je ne cesse d’augmenter. J’y mets tout, des règles d’utilisation des toilettes dans un bordel, le règlement interne d’une école de modèles en Russie, les instructions pour visiter Downing Street à Londres, le code d’honneur de la mafia italienne…. Cela amplifie l’arbitraire, voire l’absurde des normes ; Ce qui m’intéresse c’est la façon comme l’homme construit un univers normé qui devient pour lui une réalité de l’ordre de la nature, aussi ce que nos règles révèlent de nous-mêmes.

2. Superstructure with satelites, 1977, exposition Tate Modern.

« Superstructure with Satelites », 1997 – Une installation sculpturale multimédia. J’ai réalisé les bandes sonores et les éléments interactifs. J’ai été nominée pour le prix Turner et exposée au Tate avec cette œuvre.

« Z Point », 2001 – Ma première grande œuvre cinématographique utilisant mon invention modulaire, la Pixel Box, et un film de référence : « Zabriskie Point » de Michelangelo Antonioni en 1970. Ce sont très exactement 48 Pixel boxes, disposées pour former une mosaïque de 6 boîtes de haut par 8 boîtes de long. L’ensemble forme une image abstraite grâce au balayage des agrandissements de chacune des 24 images par seconde qui composent les huit dernières minutes du film d’Antonioni. Il s’agit de la scène dans laquelle on peut voir exploser au ralenti, une luxueuse villa à la périphérie de Los Angeles. La cadence des couleurs, en fonction de l’image d’origine du film, varie à une vitesse d’environ une image par seconde. La pièce est accompagnée de la bande originale de la version allemande du film d’Antonioni. L’agrandissement et morcellement créent une abstraction en boucle de la scène finale du film.

Et bien entendu « Heavy Metal Stack of Six », 2014, la première pièce de ma récente série de sculptures de plein air, à laquelle appartient aussi l’œuvre qui est dans le jardin des sculptures.

3. Z Point, 2001, 2004,48 modules pixels en plastique (paroi de 6 x 8 modules), panneau en aluminium imprimé, verre blanc, feuille de diffusion, câbles, système d’éclairage RVB, contrôleur DMX ; sonorisation: amplificateur, table de mixage, haut-parleurs, câbles, séquence programmée 8 min. 13 sec. (boucle)

 

MDS : Quelle est la relation entre les mathématiques (systèmes, modèles) et l’esthétique dans votre création ?

AB : Je travaille avec des nombres et des systèmes – quoi de plus beau? L’esthétique est toujours ancrée dans l’œuvre, dans le choix des matériaux et les valeurs numériques abstraites qui la définissent. Comme dans la géométrie euclidienne, les nombres et la formule produisent la forme encore et encore et cela depuis bien avant Euclide en fait.

4.Rules of the Space, 2012, Rules Series, 1992….

MDS : « Heavy Metal Stack of 6: Purple, Beige & Green » et vos autres créations, quel rapport ? Aussi vos œuvres sont souvent interactives, comment cette série de sculptures disons plus traditionnelles fonctionne par rapport à la connexion avec le spectateur ?

AB : « Heavy Metal Stack of Six : Purple, Beige & Green », a été réalisée en utilisant six formes essentielles et trois couleurs spécifiques. Ces six formes sont placées dans un ordre qui est unique à cette pièce, tout comme la gamme de couleurs. Dans la série des « Heavy Metal Stacks » il existe différentes possibilités d’ordre ou permutations. Toutes les œuvres de la série sont donc liées les unes aux autres à travers ces ordres ou permutations. Elles s’inscrivent toutes dans un ensemble prédéterminé de possibilités.

On parle souvent d’interactivité à propos de mes œuvres, mais en fait avec une œuvre d’art il y a toujours interaction, déjà quand vous la regardez.

Lorsque les gens se déplacent autour des sculptures il y a une interaction très directe et simple. J’ai déjà utilisé des méthodes plus élaborées et plus délibérées en créant des œuvres d’art dans des situations à la fois interactives et interpassives, qui jouaient avec les attentes du spectateur. Avec une sculpture c’est beaucoup plus simple. C’est une question de perception : de se rendre compte de ce qui change lorsque vous vous déplacez autour d’une pièce.

5. Heavy Metal Stack of Six, 2014

 

MDS : “Heavy Metal Stack of Six: Purple, Beige & Green“ et le jardin des sculptures. L’œuvre a-t-elle été conçue pour les jardins de la Fondation Clément ? Pensez-vous qu’elle ait un rapport spécial au site ? Lequel ?

AB : En fait, je me suis renseignée sur jardins de la Fondation Clément avant de commencer à réaliser cette œuvre. Le travail a été réalisé donc en fonction de la destination. Par exemple, j’ai choisi de la produire entièrement en acier inoxydable en raison du climat spécifique – en particulier les pluies fréquentes et la proximité de la mer. Aussi, j’ai pensé à la palette de couleurs en relation au le feuillage riche du jardin. Je pensais à la modernité tropicale et à la dichotomie entre des formes abstraites répétées dans un contexte naturel en constante évolution. Les attentes des spectateurs font partie intégrante de l’œuvre, qu’elle soit interactive, interpassive ou comme pour cette sculpture plus simple que cela. Le contexte dans lequel vous placez la sculpture est donc très important car la façon dont vous voyez l’œuvre varie en raison de l’environnement. Alors il y a toujours cette dimension du contexte et des attentes des spectateurs.

6. Heavy Metal Stack of six: purple, beige & green; 2016; Fondation Clément, photo JB Barret

 

Angela Bulloch (Rainy River, 1965) Vit et travaille à Berlin. Née au Canada de parents britanniques, Angela est diplômée en beaux-arts par le Goldsmiths College, de l’Université de Londres en 1988. Depuis lors, elle s’intéresse aux supports numériques qui lui permettent de jouer avec le son, la lumière et l’espace.

 

Matilde dos Santos