« Le geste de la Lybie met à nu nos échec »

Professeur de lettres sénégalais, Makhily Gassama a été directeur du Centre d’Études des civilisations à Dakar, conseiller culturel du président Léopold Sédar Senghor, ministre de la Culture et ambassadeur du Sénégal.

La situation en Libye n’a pas fini d’indigner les africains, au rang desquels des intellectuels. Et parmi eux, l’écrivain et ancien ministre de la culture, Makhily Gassama qui a fait une analyse lucide de la situation pour en tirer  la conclusion selon laquelle: «Ce qui se passe en Libye n’est qu’une répétition d’un passé sans gloire, un passé triste et ignoble ». Et de renchérir : «le geste de ce pays membre de l’Union Africaine, est un signe précieux : il met à nu nos échecs ». Dans cet entretien accordé à Sud, il déclare que ce n’est pas «la cruauté de l’Afrique arabe qui l’émeut”, mais «c’est l’indifférence coupable de nos chefs d’Etat et de nos organisations sous régionales qui me bouleversent», dit-il.

 En août 2017, CNN a pris connaissance d’une vidéo tournée quelque part en Libye sur laquelle on peut voir des subsahariens vendus aux enchères comme des esclaves. Certains migrants sont cédés à 1 200 dinars libyens, soit l’équivalent de 800 dollars. Quelle lecture faites-vous de cette situation ?
 
Une lecture simple et évidente ; la «situation» est riche d’enseignements: l’échec de toutes nos politiques de développement ; l’échec de nos élites, qu’elles soient politiques – surtout politiques –  intellectuelles  et économiques depuis la proclamation de nos fameuses indépendances. Nous n’avons pas réussi à nous imposer sur le globe comme les autres continents en dépit de nos immenses richesses naturelles, en dépit de nos valeurs culturelles évidentes. Pourquoi ? par manque de courage politique. Vendre à l’encan, en plein XXIe siècle, des êtres humains, des Africains, sur le continent africain, par d’autres « Africains » dont la sauvagerie est sans commune mesure avec celle, supposée, des victimes de leur mépris ! Il ne faut pas se leurrer : nous avons échoué. Que devons-nous enseigner dans nos écoles à nos enfants devant un tel renoncement à l’action ?

Quand un continent sacrifie sa dignité au profit d’un développement hypothétique, fondé sur l’assistanat, un développement qu’on ne voit venir que dans des discours hypocrites, mensongers parce que politiciens, l’Histoire, quand elle fut horrible, peut aisément se répéter. Ce qui se passe en Libye n’est qu’une répétition d’un passé sans gloire, un passé triste et ignoble. Durant plus de soixante années d’indépendance, nous n’avons pas été capables de nous faire respecter. On agresse et tue nos enfants dans le monde parce qu’ils sont nègres ; aujourd’hui, on les vend à l’encan parce qu’ils sont nègres, parce qu’ils ne sont que des sous-hommes, qui encombrent le monde. Sans protecteurs. Et nous nous taisons. L’élite politique se tait. Nos chefs d’Etat se taisent et se terrent, comme toujours quand il s’agit de défendre notre dignité. Il n’y a pas de «oui, mais», expression que nos intellectuels et notre élite politique ont héritée de la civilisation de l’ancien maître et dont ils sont fiers : nous avons échoué sans «oui, mais». Le geste de la Libye, un pays membre de l’Union Africaine, est un signe précieux : il met à nu nos échecs. Ce n’est pas la cruauté de l’Afrique arabe qui m’émeut ; c’est l’indifférence coupable de nos chefs d’Etat et de nos organisations sous régionales qui me bouleversent. Honte à eux, car c’est nous et nos enfants qui les faisons vivre grassement !
 
Quelques voix se sont élevées, comme celles de Blondy, du Pr Penda Mbow, de Salif Traoré, leader du groupe Magic System, de Felwine Sarr, de Claudy Siar, etc pour condamner cet «affront» fait à la civilisation. Mais ce qui inquiète, c’est le silence de nos chefs d’Etat – en dehors de la réaction du  président du Niger, Mahamadou Issoufou, et de son homologue Burkinabe, Roch Kaboré – et de l’Union africaine. Ce comportement se justifie-t-il ?
 
Je ne suis pas surpris. Le président nigérien, Mahamadou Issoufou, a toujours défendu dans ses diverses interventions, que j’ai suivies, la dignité de son continent avec beaucoup de pertinence, de lucidité et de courage, ce qui n’est pas le cas chez la plupart de ses pairs. C’est ce que l’opinion publique africaine attend de ces hommes et femmes. Quant aux intellectuels cités, ils n’ont fait que leur devoir. Car l’intellectuel est le seul citoyen, aux yeux de ses compatriotes, qui doit non seulement s’acquitter honorablement de ses tâches professionnelles, mais en sus de cela et de même de son devoir d’éclaireur dans la société, un devoir qu’il s’est imposé et que le peuple reconnaît et finit par exiger; il doit agir non pas avec héroïsme mais avec courage, lucidité et entêtement. Un intellectuel est donc plus qu’un cadre. En dehors des produits issus de son travail professionnel, le peuple attend de lui d’autres actions d’une autre nature : son implication, par la réflexion et les actes, dans la marche de la société vers un mieux-être collectif. Felwine Sarr, ce brillant professeur à l’université Gaston Berger de Saint-Louis, comme de coutume, avec efficacité, n’a fait que son devoir d’intellectuel.

Cependant, ce n’est pas toujours le cas. Nous connaissons, au Sénégal, des intellectuels qui continuent de chanter à genoux, avec fierté, tous les régimes politiques depuis l’indépendance : chaque chef d’Etat, en fonction, est célébré, dès son couronnement, comme un être, un commandeur exceptionnel, voire un génie. Ces intellectuels ne sont rien de moins que des « militants du pouvoir » selon l’expression de L. S. Senghor. Au fait, répondent-ils vraiment à la définition de l’intellectuel ?

On connaît le triste cas d’un certain Congolais, Alain Mabanckou, plus français que tout habitant de l’Hexagone. Il semble ignorer que ce ne sont pas les distinctions, les médailles que nous recevons de nos « maîtres » qui changeront nos conditions de nègres sur le globe ou qui modifieront le cours des choses dans l’horrible perception que nous avons malheureusement réussi, avec le concours des racistes du monde, à donner de nous-mêmes. Ces bourreaux qui tirent sur nos enfants, avec hargne, dans les restaurants, dans les boîtes de nuit, dans les rues d’Europe et d’Amérique, ne se trompent pas de couleur de peau. Nous sommes nègres et nous le demeurerons aux yeux du monde quoi que soutiennent Mabanckou et ses semblables en Afrique. Avant d’être «citoyens du monde », « écrivains du monde », comme ils semblent le prétendre orgueilleusement, on est d’abord citoyen et écrivain d’un pays : c’est vrai pour le Français, pour le Chinois, pour l’Américain… Aucun d’eux ne renonce à l’appartenance à un pays. On ne surprend une telle sottise que de la bouche de prétendus intellectuels africains. IIs ignorent que c’est le particulier qui conduit à l’universel. Eux, ils se veulent artistes, écrivains universels ; ce qui n’a jamais existé dans la réalité.
 
A vous entendre parler, c’est comme si les africains étaient responsables de ce qui arrive au continent noir. N’est-ce pas ?
  Oui, nous sommes les seuls responsables de l’état haillonneux de l’Afrique, certainement le plus riche continent du globe. Si les forces extérieures semblent en être les maîtres, et si certaines bonnes volontés sont parfois réduites à se laisser aller à ce que l’écrivain congolais, Mabanckou, appelle « le sanglot de l’homme noir », c’est parce que nous l’avons voulu, parce que nous tenons à demeurer des enfants choyés et irresponsables, à califourchon sur le dos du reste du monde. Rien de nous-mêmes et par nous-mêmes. Tout doit venir des autres. Indifférents, nous nous taisons devant le mal qui nous humilie. Nous dansons, avec cupidité, comme des fous, devant les charités ou les distinctions de l’Autre. Les criminels de Libye savent que leurs actions ne recevront aucun écho sérieux, ne déclencheront aucune réaction vigoureuse, à la hauteur de l’événement, des hauts responsables du continent…

 

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