Le désengagement de l’État, un séisme social annoncé

Un ciel hexagonal sombre et menaçant empli de nuages lourds laisse présager une tempête économique et sociale sur la Guadeloupe .

— Par Jean-Marie Nol —

La Guadeloupe semble devoir désormais entrée dans une phase historique de désenchantement budgétaire avec à la clé des conséquences économiques et sociales . Nous n’avons plus le loisir de demeurer dans l’insouciance et le déni de réalité, car il y a déjà péril en la demeure. Après des décennies de prospérité sociale et de protection étendue, les signes de fatigue du modèle d’État-providence français se multiplient. La Cour des comptes tire la sonnette d’alarme, les chiffres s’emballent, et le gouvernement reconnaît à demi-mot que la « générosité » qui a longtemps fait la fierté nationale arrive peut-être à son terme. Le ministre du Travail et des Solidarités, Jean-Pierre Farandou, l’a affirmé sans détour : « La générosité qu’on a connue est peut-être arrivée à son terme. » Cette phrase résonne comme un aveu autant que comme un avertissement. Car c’est tout un modèle social qui, fragilisé par des décennies de déficits et de dettes, s’apprête à être révisé dans ses fondements mêmes.

En 2025, la Sécurité sociale affiche un déficit abyssal de 23 milliards d’euros, soit une hausse de 7,7 milliards en un an. En deux ans, le fameux « trou » s’est littéralement creusé à un niveau jamais atteint depuis plus d’une décennie, sans crise sanitaire ou économique majeure pour en expliquer l’ampleur. C’est désormais un système à bout de souffle, usé par le poids de la démographie, la stagnation économique et l’explosion des dépenses de santé et de retraites. Le pays ne parvient plus à équilibrer ses comptes malgré des prélèvements record. Pire encore, la Cour des comptes estime que le gouvernement a péché par optimisme et manque de rigueur, reconduisant année après année des hypothèses de croissance trop ambitieuses et des dépenses trop généreuses.

Le contexte macroéconomique ne fait qu’aggraver le tableau. Avec une croissance du PIB plafonnant à 0,7 % en 2025 et une inflation estimée à 1,1 %, les recettes sociales stagnent tandis que les dépenses continuent de croître. La branche maladie voit son déficit se creuser, la branche vieillesse s’enfonce davantage, et seule la branche famille affiche encore un modeste excédent. L’Agence centrale des organismes de Sécurité sociale (Acoss), qui assure la trésorerie du régime général, court même un risque de liquidité à court terme, selon la Cour des comptes. Autrement dit, la France pourrait ne plus avoir la capacité financière de payer à temps ses retraites, remboursements médicaux et prestations sociales.

Face à cette situation, le gouvernement n’a d’autre choix que d’amorcer un tournant. La suppression de la prime de Noël pour les allocataires du RSA et les chômeurs sans enfants en est le premier symbole. Jean-Pierre Farandou admet que ces décisions « peuvent sembler agressives », mais rappelle que l’État doit « s’attaquer à bras-le-corps à l’équilibre » de ses comptes pour éviter la rupture. Le message est clair : la période de la redistribution sans limite touche à sa fin. Ce recentrage annoncé marque la fin d’une ère où la protection sociale constituait un pilier inébranlable du modèle français.

Pour la Guadeloupe, ce virage budgétaire a des conséquences potentiellement dévastatrices. L’île, dont l’économie dépend encore largement de la dépense publique, des transferts sociaux et des dispositifs spécifiques comme la sur-rémunération de 40 % dans la fonction publique, risque de se trouver brutalement exposée à une cure d’austérité sans précédent. Cette majoration salariale, instaurée à l’origine pour compenser la vie chère et les surcoûts liés à l’insularité, est désormais perçue par certains comme un luxe que l’État ne peut plus se permettre. Dans un climat de rigueur budgétaire, sa remise en question pourrait n’être plus qu’une question de temps.

La fin de l’État-providence, ou du moins sa contraction, frapperait la Guadeloupe en son cœur social. Le tissu économique local, déjà fragile, repose sur une forte proportion d’emplois publics et d’aides sociales qui amortissent la pauvreté et le chômage structurel. Si ces soutiens venaient à diminuer, les inégalités et la précarité risqueraient d’exploser notamment avec le risque avéré au surplus de l’intelligence artificielle . Le pouvoir d’achat, déjà affaibli par la cherté de la vie et la dépendance aux importations, s’effriterait davantage. Une telle évolution pourrait accentuer les tensions sociales, raviver les frustrations identitaires et nourrir un sentiment d’abandon vis-à-vis de la métropole au profit d’un projet de rattachement à l’Europe .

Dans une société guadeloupéenne déjà en mutation, confrontée à la montée du coût de la vie, à la désillusion de la jeunesse et à la dépendance économique chronique, ces restrictions apparaissent comme une menace systémique. Car au-delà des chiffres, c’est le contrat social lui-même qui se fissure. Le modèle de départementalisation hérité de l’après-guerre, fondé sur la solidarité nationale et la redistribution, ne peut plus être financé à l’identique dans un contexte de croissance ralentie et d’endettement massif . La France entre dans une ère de rationalisation, où l’État se veut moins omniprésent, moins généreux, plus comptable.

Mais pour les territoires ultramarins, cette « rationalité budgétaire » risque d’avoir un prix humain et politique considérable. Là où le modèle social français représentait jusqu’ici un rempart contre la marginalisation et un lien concret d’appartenance à la République, sa réduction pourrait provoquer un sentiment de rupture. La Guadeloupe, déjà marquée par la fragilité économique et les crises identitaires, devra peut-être bientôt affronter une épreuve nouvelle : celle de la fin de l’abondance sociale et du désengagement budgétaire et comptable progressif d’un État qui, autrefois protecteur, se découvre impuissant à tenir ses promesses. Le désengagement progressif de l’État, désormais programmé dans les faits, vient confirmer le tournant austéritaire amorcé depuis plusieurs mois. Dire que les annonces de coup de rabot ont fait bondir tous les élus ultramarins est un euphémisme. Les chiffres donnent le vertige : 350 millions d’euros en moins concernant les exonérations de charges sociales et la suppression de 400 millions d’euros sur les dispositifs de défiscalisation destinés aux entreprises qui investissent Outre-mer. C’est tout simplement du jamais vu depuis 2020. Ce double coup porté au tissu économique ultramarin traduit un changement profond de paradigme. Il ne s’agit plus seulement de rationaliser les dépenses, mais bien d’assumer une forme de désengagement structurel de l’État dans des territoires déjà fragiles et sous tension sociale.

Pour la Guadeloupe, cette contraction budgétaire a la valeur d’un signal politique inquiétant. Les leviers fiscaux et sociaux qui permettaient jusqu’alors de compenser les handicaps structurels de l’économie insulaire sont peu à peu rognés. Les exonérations de charges soutenaient l’emploi local dans des secteurs comme le bâtiment, le tourisme ou l’agroalimentaire, tandis que la défiscalisation attirait les investissements nécessaires à la modernisation des infrastructures et à la création d’activités. Leur réduction drastique va inévitablement freiner la dynamique économique, fragiliser les entreprises, réduire les embauches et accentuer la dépendance au secteur public.

Pour les élus d’outre-mer , cette politique budgétaire a des allures de renoncement. Comme l’a dénoncé l’un d’entre eux, « la mission Outre-mer est totalement irresponsable parce qu’elle va plonger nos territoires dans de plus grandes difficultés encore, et ce que nous constatons, c’est que la promesse républicaine malheureusement s’éloigne pour nous ». Ces mots résonnent comme un cri d’alarme face à un État qui, en resserrant les cordons de la bourse, semble tourner le dos à la solidarité nationale qu’il incarnait jadis. Le désengagement n’est donc pas seulement financier : il est symbolique. Il traduit la fin d’un pacte implicite entre la métropole et ses territoires d’outre-mer, où l’aide publique représentait bien plus qu’un outil économique — un lien d’égalité et de reconnaissance.

Derrière ces arbitrages comptables se profile une fracture politique et morale. Alors que la Guadeloupe tente de bâtir une société moderne, ouverte et résiliente, elle se voit contrainte de le faire avec des moyens en régression et un État de moins en moins présent. Ce retrait programmé annonce un futur où les collectivités locales devront, bon gré mal gré, assumer seules le financement de leur développement, au risque de creuser encore les inégalités et de fragiliser le sentiment d’appartenance à la communauté nationale. Le désengagement de l’État n’est donc pas un simple ajustement budgétaire : il marque la fin d’une époque et l’entrée dans une ère où la survie économique et sociale des territoires ultramarins reposera sur leur propre capacité à inventer un nouveau modèle économique basé sur de nouvelles formes d’autonomie financière et de solidarité interne.

Ce moment de vérité budgétaire annonce donc bien plus qu’un ajustement comptable : il préfigure un basculement sociétal. La fin d’un modèle où l’État, omnipotent et généreux, garantissait un certain équilibre entre les territoires. Désormais, chacun devra réinventer sa résilience, repenser ses solidarités locales et redéfinir la valeur du travail et de l’effort collectif. Pour la Guadeloupe, c’est un tournant historique : le temps des transferts illimités et de la dépendance institutionnalisée touche à sa fin. Et c’est tout l’enjeu des années à venir que d’imaginer, sans renier la solidarité, un nouveau modèle économique capable d’assurer la dignité et la stabilité dans un monde où l’État-providence s’efface lentement derrière la rigueur budgétaire.

 _ » Zafè tchou mèl ki pran plon » ._

Traduction littérale : Tant pis pour le cul du merle qui a pris du plomb.

Moralité : Malheur aux vaincus de la crise !

 Jean Marie Nol économiste et juriste en droit public*