L’avenir du théâtre antillais sera carnavalesque ou ne sera pas

— Par Roland Sabra —

 

Stéphanie Bérard est « Assistant Professor de littérature française et francophone » à l’Université de Virginie aux Etats-unis. Elle publie un essai  » Théâtre des Antilles, traditions et scènes contemporaines. » chez l’Harmattan dans la collections « Images plurielles ». Il faut d’abord saluer le style de l’essai qui use d’une langue claire, compréhensible par tous, sans pour autant affadir le propos ce qui n’est pas si fréquent. On pourra regretter que l’éditeur, (par souci d’économie? ait choisi une taille de police un peu petite, ce qui ne facilite pas la lecture et que la relecture du tapuscrit  n’ait pas fait l’objet d’un peu plus d’attention pour les coquilles inévitables mais aussi pour corriger quelques confusions conceptuelles par exemple entre « hypotexte » et « hypertexte » ( p.47), outils que l’auteure emprunte au linguiste Gérard Genette.
Les quatre chapitres peuvent être regroupés en deux parties, d’égale importance. La première porte sur l’histoire du théâtre antillais et sur l’analyse de quelques pièces, la seconde sur la place de l’oralité et du carnaval dans la production théâtrale antillaise. Une thèse, largement illustrée, soutient l’ouvrage de bout en bout : « Les écritures dramaturgiques et scéniques antillaises s’inscrivent dans la dynamique de l’échange et de la négociation entre les cultures : le français et le créole, l’écriture et l’oralité, les apports européens et africains se combinent et et se nourrissent mutuellement au sein de réactions théâtrales hybrides. » On reconnait là une approche pas très éloignée de celle d’Edouard Glissant et de Patrick Chamoiseau.
 A tout seigneur tout honneur, la première pièce analysée est, bien sûr, « Une tempête » d’Aimé Césaire. Le passage de l’article défini à l’article indéfini n’est pas simplement l’expression d’une déférence à Shakespeare, il est aussi l’affirmation d’une différence, d’un écart et même d’une subversion des codes culturels hérités de la vielle Europe. Stéphanie Bérard met en évidence la force du travail de cannibalisation de « calibanisation » à l’œuvre dans l’écriture césairienne qui se nourrit de l’altérité pour advenir à elle-même comme métaphore de l’identité. Le foisonnement de la production théâtrale des années 70 et 80 est bien restitué dans le contexte de revendication identitaire de ces décennies. C’est ce lien consubstantiel entre théâtralité et identité que souligne avec vigueur l’essai de Stéphanie Bérard.
Ce travail d’ingestion on le retrouve dans les traductions créoles de Georges Mauvois  » Don jan » et « Antigon ». On regrettera  avec Stéphanie Bérard la frilosité de metteurs en scène qui laissent ces pièces « mortes » car non jouées. Cette première partie s’achève avec l’analyse de deux adaptations, au sens fort du terme,  Othelo et Roméo et Juliette. On réalise alors que le théâtre antillais a bien plus emprunté à Shakespeare qu’à Molière.
La seconde partie porte sur les dramaturgies de l’oralité. Elle met en évidence  » la transposition des procédés narratifs du conte et des stratégies du conteur dans l’écriture dramatiques. » Elle relève ce qu’il y a de résistances, d’innovations et donc d’enrichissements en terme de métissage des arts de la scène induits par l’intégration de l’oralité dans les  formes dramaturgiques antillaises. Du coup, si l’auteure n’évite pas le sujet délicat de la transposition écrites de formes narratives orales –faut-il figer le récit au risque de le tuer?– on pourra s’étonner de sa discrétion sur les tentatives plus ou moins heureuses d’adaptation de nouvelles ou de romans au théâtre dans l’écriture antillaise. Dernier étonnement l’absence d’analyse de la pièce la plus jouée, ces dix dernières années en Martinique et qui ferait partie sans aucun doute du répertoire, si répertoire il y avait, à savoir Wopso! de Marius Gottin mise en scène par José Exélis.
Le dernier chapitre à partir d’une analyse de l’esthétique carnavalesque, reprise du sémiologue Mickael Bakhtine, du rire,  de la profanation du sacré, et de la liberté, laisse entrevoir la possibilité d’un théâtre « total » à la fois producteur et manifestation du lien social qui « donnerait à penser » comme l’écrirait Edouard Glissant. Stéphanie Bérard a su choisir les outils d’analyse adéquats à l’objet de son travail. Il était judicieux de rappeler l’importance de la culture carnavalesque pour comprendre certaines œuvres littéraires, telles celle de Rabelais. Le théâtre de Molière  est d’ailleurs lui aussi imprégné d’une culture carnavalesque et n’hésite pas à emprunter au théâtre de foire du Pont-Neuf. L’auteure reprend là une thèse que l’on entend fréquemment, sans qu’elle se traduise par des actions concrètes, et qui indique des voies de développement pour la pratique théâtrale aux Antilles.
On espère avoir fait comprendre au lecteur combien ce livre avait vocation à être un incontournable pour quiconque se dit intéressé au théâtre antillais.
Roland Sabra
juin 2009