Laurent Mauvignier, ou la mémoire des silences : le Goncourt 2025 consacre « La Maison vide »

— Par Hélène Lemoine —

C’est un roman de chair, de mémoire et de silence qui vient d’être couronné par le prix Goncourt 2025. Avec La Maison vide (Éditions de Minuit), Laurent Mauvignier signe une œuvre magistrale, ample et bouleversante, qui explore les blessures enfouies de sa lignée familiale sur quatre générations. Né en 1967 à Tours, l’écrivain, ému à son arrivée au restaurant Drouant, a salué une récompense « énorme », dédiée à l’enfance et à la transmission : « C’est un livre qui vient de plusieurs générations », confiait-il.

Fils d’un ouvrier et d’une femme de ménage, Mauvignier a grandi dans une maison modeste, mais riche d’histoires tues. Dans son parcours, la littérature s’est imposée comme une nécessité vitale. D’abord formé aux beaux-arts, il est devenu un véritable plasticien des mots, modelant la langue comme une matière organique. Depuis son premier roman Loin d’eux (1999), il s’attache à rendre visibles les existences ordinaires, à sonder les silences et les blessures d’un monde souvent oublié.

Une maison comme métaphore du roman

Depuis ses débuts, Laurent Mauvignier imagine chaque roman comme une « maison » à habiter. La Maison vide, titre éloquent, en est la synthèse la plus aboutie. Ce récit à la fois intime et universel reconstitue l’histoire d’une famille marquée par les guerres, les secrets et la honte, dans une ville fictive, La Bassée, inspirée de Descartes, son lieu d’enfance.

Tout part d’une image : celle d’un enfant de sept ans – son père – regardant sa mère tondue à la Libération. Cette scène, transmise par la mémoire maternelle, devient la pierre fondatrice du roman. À partir de ce souvenir, l’écrivain entreprend une archéologie familiale : pourquoi cette image, pourquoi cette douleur, et comment ces blessures s’inscrivent-elles dans les générations suivantes ?

Mauvignier construit alors un récit polyphonique, traversé par le fracas des guerres, l’oppression des femmes et la mécanique invisible des destins. La maison du titre n’est pas vide : elle résonne de voix, de souvenirs, de traces effacées, comme ces photos d’album où une grand-mère a été rageusement découpée, effacée du récit familial. Ce vide, l’auteur le remplit par la fiction, en redonnant chair et parole à ceux que le temps a effacés.

Écrire contre l’oubli

Pour Mauvignier, écrire, c’est lutter contre l’effacement. Son œuvre entière est une résistance à la disparition, qu’elle soit intime (Loin d’eux), collective (Des hommes, sur la guerre d’Algérie), ou mondiale (Autour du monde, après le tsunami japonais). Dans La Maison vide, cette quête atteint une intensité nouvelle : l’écriture devient un moyen de « faire vivre par l’imaginaire » ce qui ne peut plus être dit.

L’auteur s’interroge : qu’est-ce qu’écrire le réel ? À travers une langue d’une grande simplicité, mais d’une précision quasi musicale, il cherche dans les mots « quelque chose d’organique, quelque chose qui nous transporte ». Son style, lent, rythmique, parfois haletant, refuse l’effet facile. Il creuse, gratte, et finit par atteindre le noyau des émotions humaines.

« Toute votre vie passe et est consommée par l’écriture », affirme-t-il. Chez lui, chaque phrase semble écrite à cet endroit où la vie et la littérature se confondent. La vérité littéraire exige de se confronter à soi, quitte à réveiller les douleurs familiales les plus profondes.

Un roman familial pour notre temps

Dans La Maison vide, la chronique d’une famille française devient une méditation sur la transmission, la honte et la mémoire collective. Les figures féminines y occupent une place essentielle : Marie-Ernestine, qui s’enferme dans son piano ; Marguerite, effacée du récit ; et toutes ces femmes contraintes au silence par l’ordre social. En creux, Mauvignier montre comment les guerres ont déplacé les rôles, sans que les mentalités suivent.

À travers ce vaste roman générationnel, l’auteur met en lumière la mécanique des familles, cette chaîne invisible d’événements et de décisions dont nul ne semble pouvoir s’échapper. Le suicide du père, drame récurrent dans son œuvre, s’inscrit dans ce réseau d’héritages muets, comme un maillon tragique d’un destin transmis.

La Maison vide est aussi un roman sur la reconstruction – celle que permet l’imaginaire. Si la mémoire fait défaut, l’écriture devient un geste de réparation : elle invente pour combler les manques, elle crée pour que les absents existent encore.

Une consécration méritée

Après Kamel Daoud en 2024, c’est donc Laurent Mauvignier qui reçoit le plus prestigieux des prix littéraires français. Le jury du Goncourt a salué un roman « fondamental », un texte qui fait du passé une matière brûlante et du silence une langue. Dans cette édition très disputée, il l’emporte face à Caroline Lamarche, Emmanuel Carrère et Nathacha Appanah.

Le Goncourt, fondé en 1892, récompense chaque année « le meilleur ouvrage d’imagination en prose ». Sa dotation symbolique – dix euros – contraste avec l’immense impact du prix, qui propulse souvent les ventes à des sommets. Mais au-delà des chiffres, c’est une reconnaissance littéraire rare : celle d’un écrivain qui, depuis vingt-cinq ans, creuse patiemment la mémoire des êtres et des lieux, et qui trouve ici la pleine mesure de son art.

La littérature comme maison du monde

Pour Laurent Mauvignier, chaque livre est une maison à habiter, à explorer, à repeupler. La Maison vide, par son titre même, résume cette ambition : remplir le silence de la parole, la perte de la présence, et rappeler que, dans l’imaginaire, rien n’est jamais vraiment perdu.

Son œuvre, nourrie d’une attention extrême aux détails, d’un souffle romanesque discret mais puissant, s’inscrit dans la continuité des grands récits français – de Zola à Duras. Mais c’est aussi une œuvre du présent, qui interroge nos façons d’hériter, d’aimer, de transmettre.

Laurent Mauvignier, Goncourt 2025, vient de le rappeler avec éclat : écrire, c’est habiter le monde autrement. Et faire de chaque maison vide un lieu vivant.