« La vie d’Adèle » : une si belle histoire d’amour

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 A Madiana : horaires décalés

—Par Roland Sabra —

Déjà dans « L’esquive » ( 2003) Kechiche rendait hommage à Marivaux. Des lycéens de banlieue s’essayaient à lire et à jouer, pour la fête de find’année, un extrait de la pièce « Le jeu de l’amour et du hasard ». La langue du XVIIIè et celle du 9-3. Carole Franck, la prof de français expliquait aux élèves qu’il n’y avait justement pas de hasard dans la rencontre amoureuse. Les maîtres avaient beau se déguiser en valets et les valets en maîtres, ils se reconnaissaient sous les habits empruntés, à leurs gestes, à leurs parlers, à leur manières d’être, en un mot à leurs habitus, dans la sociologie de Bourdieu. Dans « La vie d’Adèle » ( 2013) d’après la bande dessinée de Julie Maroh «  Le bleu est une couleur chaude », c’est le roman inachevé de Marivaux «  La vie de Marianne » qui est l’objet d’une tentative d’explication de texte. Le prof interroge sur la notion de coup de foudre et sur l’impression de prédestination parfois ressentie lors d’une rencontre. Il y a chez Kechiche une reconnaissance vraie à l’égard du rôle émancipateur de l’école républicaine, sur sa capacité à éclairer et d’un façon plus générale sur sa fonction de socialisation. La participation à des manifs de lycéens ( La Vie...), ou la confrontation avec la police (L’Esquive) ne sont que des points de passages obligés d’un parcours qui conduit à l’intégration des valeurs et à l’adaptation aux rôles sociaux dominants.

« La Vie d ‘Adèle » nous conte la rencontre entre Adèle une lycéenne de 17 ans qui se cherche comme on se cherche à cet âge et Emma, une artiste étudiante des Beaux-Arts en quatrième année, qui s’est trouvée et qui s’accomplit comme lesbienne. Les garçons laissent Adèle sur sa faim. Adèle vit dans une famille populaire de forme traditionnelle, père et mère mariés, Emma est issue d’une famille bourgeoise, recomposée. Chez les uns on mange des spaghettis que l’on aspire, chez les autres des huîtres que l’on gobe. L’une débute dans ses apprentissages l’autre à déjà un petit bagage qui lui permet d’évoquer l’existentialisme. L’une se réfère à Sartre l’autre à Bob Marley.

Entre les deux femmes c’est le coup de foudre. L’amour va-t-il permettre de transcender les frontières de classe qui séparent les deux amantes ? Dans un premier temps Kéchiche semble suggérer une telle possibilité. Les scènes amoureuses d’une beauté esthétique à couper le souffle, montrent un enchevêtrement kaléidoscopique des corps, épaule contre genou, sein contre ventre, bouche contre sexe, langue contre langue, relevant d’une logique de symétrie. Le réalisateur filme en plans rapprochés les pilosités, le grain de la peau, les larmes naissantes puis coulantes sur les joues, la morve qui descend du nez et qui stagne sur la lèvre, la salive débordant du mélange des langues. Le plaisir de la chair et des chairs, sur le mode d’une exultation de la zone érogène de la bouche, des grandes et des petites lèvres est magnifié par un jeu de champ contre-champ, une science du cadrage et des lumières rarement égalés au cinéma. Emmêlées têtes bêches Adèle et Emma symbolisent l’unité des figures opposées d’une carte à jouer, la dame de cœur en l’occurrence. Mais très vite une fêlure apparaît. Emma vit dans un monde de peintres, de galeristes, aux ego disproportionnés, forcément disproportionnés, et dont les flux de revenus sont très irréguliers, fonction des expos, des ventes réalisées. Adèle a fait un tout autre choix professionnel, elle est instit, professeur des écoles, comme on dit aujourd’hui en se payant de mots. Elle à pour ambition de transmettre, de faire progresser les enfants dont elle a la charge. Fonctionnaire elle a ses fins de mois assurés. Si l’une est sur un registre ego-centré l’autre est plutôt du coté du don, de l’altruisme. Lors d’une soirée organisée par Adèle en l’honneur de son amante, Kechiche nous montre Adèle dans le rôle de maîtresse de maison, aux fourneaux reprenant à son compte la formule familiale des spaghettis et autour de la table faisant office de servante alors qu’Emma devise sur les talents comparés de Klimt et ses contemporains avec d’autres invitées. Une fois la vaisselle terminée Adèle retrouve Emma déjà au lit lisant une revue artistique. Le premier reproche est formulé sur le mode de la honte sociale qu’il y aurait pour une artiste, à la renommée en devenir à partager la vie d’une fonctionnaire fut-elle de catégorie A. Pourquoi te contentes-tu de ton boulot d’instit ? Pourquoi n’écris-tu pas, alors que tu as une belle plume ? Pourquoi n’essaies-tu pas de faire œuvre littéraire ? Parce que je n’ai aucun goût pour l’introspection ni pour le partage de mes états d’âme. J’écris dans une perspective, une finalité utilitaires. Tel est à peu près le dialogue qui révèle la déchirure en germe entre les deux femmes. Les prétextes et les modalités de la rupture sont secondaires dans ce film qui est avant toute autre chose une bouleversante histoire d’amour entre deux protagonistes dont l’identité sexuelle est somme toute secondaire. L’hypocrisie sexuelle étasunienne a conduit à l’interdiction du film aux moins de 17 ans, sauf à New York dernière ville européenne avant l’Amérique, et à son interdiction totale dans un état.

Enfin on ne manquera pas de remarquer la performance des deux comédiennes maintes fois soulignées dans la presse et conjointement récopensée par le Prix d’interprétation féminine à Cannes, et la justesse de l’interprétation des seconds rôles.

La dernière image, au bout de trois heures de projection prend le spectateur par surprise : c’est déjà fini. Ce n’était donc comme le titre l’annone que les chapitres 1 & 2 de la Vie d’Adèle. Une seule envie : connaître la suite. En un mot comme en cent : il faut aller voir  » La Vie d’Adèle » ne serait-ce que pour encourager l’inhabituelle audace programmatique du Circuit Elysé. Il n’y a pas si longtemps, en 2007, la censure inavouée, nous privait de la Palme d’Or « 4 mois, 3 semaines, 2 jours« .

Ni Madiana, ni le CMAC n’avaient jugé bon de diffuser le film roumain de Cristian Mungiu dans lequel il était question d’avortement.

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La Vie d’Adèle – Chapitres 1 et 2
Date de sortie
9 octobre 2013, (2h 59min)
Réalisé par
Abdellatif Kechiche
Avec
Léa Seydoux, Adèle Exarchopoulos, Salim Kechiouche plus
Genre
Drame , Romance
Nationalité
Français