La sociologie excuse-t-elle les terroristes ?

— Par Xavier Molénat —

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« J’en ai assez de ceux qui cherchent en permanence des excuses et des explications culturelles ou sociologiques à ce qu’il s’est passé », s’est exclamé le 26 novembre le Premier Ministre Manuel Valls à propos des attentats. ©Eric Feferberg/pool/REA

Au Sénat, le jeudi 26 novembre, le sénateur communiste Christian Favier a demandé à Manuel Valls quelles politiques publiques il comptait mettre en œuvre après les attentats du 13 novembre « pour que toute la jeunesse, sans discrimination ni stigmatisation, puisse redonner sens à sa vie, reprendre confiance en son avenir et renouer avec l’espoir d’une vie meilleure ». Ce à quoi le Premier ministre a répondu qu’il fallait bien entendu « mener une lutte implacable contre [la] radicalisation ». Il a cependant ajouté sur un ton véhément, reprenant des propos qu’il avait déjà tenu la veille à l’Assemblée nationale : « Mais moi je vous le dis : j’en ai assez de ceux qui cherchent en permanence des excuses et des explications culturelles ou sociologiques à ce qu’il s’est passé » (à 4’40 dans l’extrait audio ci-dessous).

Une rhétorique vieille de 15 ans en France
Le propos n’a, hélas, rien d’original. Voilà plus de quinze ans que revient régulièrement dans la bouche des responsables politiques et de certains journalistes l’argument selon lequel la sociologie – et les sciences sociales en général – « excuseraient » les comportements les moins acceptables en mettant en évidence le poids des déterminismes sociaux, tendant à nier par là le fait que les individus sont responsables de leurs actions. Le
Le terme « excuses sociologiques » apparaît pour la première fois dans une interview de Lionel Jospin datant de 1999
terme « excuses sociologiques » apparaît pour la première fois en France dans une interview de Lionel Jospin datant de 1999. Interrogé sur les « questions de sécurité » qui occupaient le débat public, celui qui était alors Premier ministre répond : « Ces problèmes sont liés à des phénomènes graves d’urbanisme mal maîtrisé, de déstructuration familiale, de misère sociale, mais aussi de défaut d’intégration d’une partie de la jeunesse vivant dans les cités. Mais ceux-ci ne constituent pas, pour autant, une excuse pour des comportements individuels délictueux. Il ne faut pas confondre la sociologie et le droit. Chacun reste responsable de ses actes. Tant qu’on admettra des excuses sociologiques et qu’on ne mettra pas en cause la responsabilité individuelle, on ne résoudra pas ces questions.»

Sus au « sociologisme » !
Cette rhétorique a depuis été reprise de nombreuses fois, à droite comme à gauche. « Le chômage, les discriminations, le racisme, l’injustice ne sauraient excuser de tels actes », s’indigne Nicolas Sarkozy en 2006 après l’incendie d’un bus à Marseille. « On ne fera pas baisser le racisme en trouvant des excuses sociologiques aux fanatiques », affirme Caroline Fourest en mai 2015. Peu avant, Philippe Val avait publié un ouvrage, intitulé Malaise dans l’inculture, largement consacré à une critique de ce qu’il appelle le « sociologisme », autrement dit cette « pensée totalitaire molle » selon laquelle « l’individu n’est pas responsable mais c’est la société qui l’est ».

Une importation américaine
Ce n’est cependant pas Lionel Jospin qui a inventé cette curieuse expression. Elle nous vient – comme souvent – des Etats-Unis1. Elle semble y avoir été créé par Robert Biniditto, journaliste-romancier libertarien, à la fin
« Les excuses sociologiques sont une insulte faite aux millions de personnes issues des milieux défavorisés qui se sont tenues à l’écart du crime » (Robert Biniditto, 1989)
des années 1980. Selon lui, les sciences sociales forment une véritable « industrie de l’excuse », déresponsabilisant les criminels de leurs actes en leur déniant tout libre-arbitre. « Les excuses sociologiques sont une insulte faite aux millions de personnes issues des milieux défavorisés qui se sont tenues à l’écart du crime », écrit-il en 1989. S’il n’utilise pas encore le terme, une telle critique est déjà présente dans les discours de Ronald Reagan dès 1983, et on la retrouve chez George H.W. Bush ou plus récemment chez Barack Obama. On le voit, l’expression « excuses sociologiques » est lourde d’une philosophie sociale conservatrice qui, sans pouvoir nier que les individus existent dans un environnement contraignant, estime que le destin de chacun dépend en dernier ressort des décisions qu’il prend en son for intérieur.

Une confusion des perspectives
Tous ces responsables seraient bien en peine, naturellement, de citer un seul sociologue qui aurait littéralement excusé un comportement répréhensible au nom des déterminismes que subirait son auteur. De même qu’on n’a jamais vu un chercheur déclarer devant une cour « ce n’est pas la faute du prévenu, Madame la juge, c’est la faute à la société ! ». Comme l’explique Bernard Lahire dans un livre à paraître en janvier prochain2, accuser la sociologie d’excuser les terroristes ou les malfrats relève d’une « confusion des perspectives » : « Comprendre est de l’ordre de la connaissance (laboratoire). Juger et sanctionner sont de l’ordre de l’action normative (tribunal). Affirmer que comprendre “déresponsabilise” les individus impliqués, c’est rabattre indûment la science sur le droit ». Car « le savant étudie “ce qui est” et n’a pas à apprécier si ce qui est, est “bien” ou “mal”».

Qu’est-ce qu’être pauvre ?
Bernard Lahire interroge par ailleurs la vision que ces gens « installés » ont de la pauvreté, qui n’est pas un simple attribut mais une situation qui façonne tout un rapport au monde : « Vivre par exemple dans les conditions économiques les plus misérables, ce n’est pas comme porter un chapeau qu’on pourrait enlever à sa guise, mais c’est faire l’expérience dans son corps d’une série d’expériences de manques, de traumatismes,de
La pauvreté façonne tout un rapport au monde
souffrances, d’humiliations, qui peuvent conduire, par réaction, celles et ceux qui les vivent, à des comportements que la loi et la morale réprouvent ». Dans ces conditions, ceux qui invoquent le libre arbitre face aux déterminismes sociaux « sont un peu comme ceux qui, apprenant l’existence de la loi de la gravitation, feraient reproche aux savants de leur ôter tout espoir de voler en se jetant du sommet d’une montagne…»

La haine des causes
En montrant que les candidats au jihad sont souvent issus des groupes sociaux qui subissent le plus la pauvreté et les discriminations (Manuel Valls n’avait-il pas dénoncé en janvier dernier, « l’apartheid territorial, social, ethnique » qui régnerait en France ?), en expliquant comment cela peut faire naître des frustrations et du ressentiment qui les rendent sensibles aux discours de haine, les sciences sociales n’absolvent pas les terroristes : elles décrivent des causes. Elles fournissent en même temps des pistes d’action (qui ne contredisent pas nécessairement une action répressive) pour que cela ne se reproduise plus. Caricaturer cela en « excuses sociologiques » révèle l’inquiétante « haine des causes » dont fait de plus en plus souvent preuve un monde politique et intellectuel qui semble ne plus savoir quoi faire, ni même quoi penser, des inégalités.

1. Merci à Sylvain Laurens, qui est l’auteur de cette recherche généalogique
2. Pour la sociologie. Et pour en finir avec une prétendue « culture de l’excuse », La Découverte, à paraître le 7 janvier 2016

Xavier Molénat

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