La société antillaise doit penser l’avenir et agir autrement à l’aide d’une vision prospective !

— Par Jean-Marie Nol —

L’avenir de la société antillaise ne se dessine pas dans un futur lointain: il est déjà là en creux dans la trajectoire budgétaire de la France hexagonale qui fait face à des mutations et des problématiques quasi insolubles à régler dans l’immédiat.

Instabilité politique, montée du RN, finances publiques dégradées… Les guadeloupéens sont particulièrement préoccupés par la situation délétère qui a cours dans l’Hexagone. Ceux parmi les responsables économiques et politiques qui sauront anticiper ces mutations et s’y adapter activement ne se contenteront pas de suivre le changement, ils en seront les acteurs. Et s’ils en sont les précurseurs, ils sauront comment minimiser les risques notamment qui résident dans le futur recul de l’investissement public et privé,et donc bénéficieront d’un avantage concurrentiel décisif avec le concours de la démarche prospective. La prospective est une démarche de réflexion sur l’avenir et d’exploration des futurs possibles , qui vise à éclairer les décisions et les actions collectives en intégrant les enjeux du temps long.. Le monde connaît une transformation sans précédent, et la Guadeloupe ne fait pas exception. Ce que l’on constate actuellement en France hexagonale façonne souvent les tendances qui émergent ensuite aux Antilles . La France reste une grande puissance, mais son incapacité à réformer et à instaurer un nouveau pacte social l’enferme dans un cycle de crises et de défiance, alors même que plusieurs transformations majeures redessinent déjà la société , imposant aux politiques, aux entreprises et aux travailleurs de s’adapter rapidement pour faire face à la révolution technologique et parer les conséquences de la crise de la dette . Pourtant que nenni pour le nouveau premier ministre Sébastien Lecornu, car il semblerait que c’en est bel et bien fini des « 44 milliards » d’euros d’effort prévus dans le budget 2026. Non seulement parce que Sébastien Lecornu va devoir lâcher du lest sur la dépense publique et la taxation des riches aux forces politiques de l’opposition et aux organisations syndicales , comme il l’a déjà du reste fait en renonçant à la présentation du budget sous l’angle d’une vision prospective des recettes et des dépenses , choisie précédemment par Michel Barnier et François Bayrou. Cette posture ne réglera en rien la question épineuse des déficits et de la dette.De fait la problématique de la dette reste entière et ce sera aux nouvelles générations de payer la facture.

C’est une nouvelle fois l’expression de l’incapacité récurrente de l’Etat à maîtriser ses déficits. C’est là une erreur d’analyse de Sébastien lecornu dans l’appréhension de la situation économique et sociale compliquée de la France , et une totale absence de vision d’anticipation pour juguler la prochaine crise financière , mais posons nous la question du pourquoi de cette cécité, et à quelle fin stratégique !

Bref , dans ce contexte, quelle  signification peut revêtir la prospective dans la perspective des prochaines mutations de la société française qui vont assurément déstabiliser durablement la société antillaise dans ses fondements sociétaux , économiques et sociaux ?

La prospective n’est plus un luxe intellectuel, mais une nécessité vitale pour comprendre et anticiper les bouleversements qui s’annoncent dans la société antillaise. Elle devient l’outil privilégié pour décrypter les mutations qui, à la croisée de dynamiques mondiales et de réalités locales, façonnent déjà silencieusement l’avenir de la Guadeloupe et de la Martinique. Le contexte est en effet propice à une telle démarche, tant les défis s’accumulent et se combinent. Changement climatique, évolution institutionnelle, révolution numérique, intelligence artificielle et robotisation, mais aussi recrudescence des violences, progression exponentielle des pathologies mentales, augmentation de la délinquance des jeunes, explosion du narco-trafic, multiplication des fraudes et arnaques, effritement du modèle familial et perte de sens de l’école composent un tableau inquiétant. Et force est de souligner que toutes ces problématiques devraient s’amplifier dans un proche avenir, et donner lieu à un effet de souffle comparable à celui d’une bombe à fragmentation de la société antillaise. À cela s’ajoute une mutation profonde du modèle économique et une démographie en forte évolution, où vieillissement, migrations et déséquilibre entre générations imposent de repenser les bases mêmes de la société antillaise.

Les Antilles, par leur modèle économique obsolète, leur insularité et leur dépendance aux transferts publics et importations, sont particulièrement vulnérables aux chocs extérieurs. La crise climatique y frappe de manière disproportionnée : montée des eaux, intensification des cyclones, érosion du littoral, raréfaction de l’eau douce au robinet sont des menaces concrètes qui bouleversent les modes de vie. L’agriculture traditionnelle, déjà fragilisée par la concurrence internationale et par l’héritage des pollutions au chlordécone, doit trouver de nouvelles voies de production durable, adaptée à un environnement plus instable. La prospective devient ici un outil de survie collective, en permettant d’anticiper des scénarios de transition agroalimentaire et énergétique capables de préserver la souveraineté alimentaire et de réduire la dépendance vis-à-vis de l’extérieur.

La révolution numérique, souvent perçue comme une chance, recèle aussi des menaces pour des économies insulaires où le marché de l’emploi est déjà étroit. L’intelligence artificielle, la robotique, l’impression 3D ou la blockchain risquent d’accélérer la disparition en Guadeloupe de nombreux métiers de l’administration, de services, du commerce ou de la logistique, alors que le chômage des jeunes demeure chronique.

L’intelligence artificielle générative pourrait concerner les suppressions de plus d’un tiers de l’emploi dans le secteur public dans le monde que ce soit par l’automatisation des tâches ou l’assistance aux employés, selon une étude du cabinet de conseil Roland Berger publiée ce vendredi 19 septembre . Si la mutation technologique n’est pas accompagnée par une politique volontariste de formation et d’innovation, les Antilles pourraient subir une aggravation de la précarité et voir s’accentuer la paupérisation de la classe moyenne et l’exode des jeunes talents vers l’Hexagone ou l’Amérique du Nord. La prospective permet ici d’imaginer des scénarios alternatifs, où la transformation numérique serait saisie comme une opportunité pour développer un tissu entrepreneurial local, favoriser l’économie créative et valoriser la richesse culturelle caribéenne sur les marchés mondiaux.

Mais les bouleversements ne se limitent pas à l’économie et à l’écologie. La société antillaise elle-même est en crise silencieuse. La montée des violences, l’expansion du narco-trafic et la consommation accrue de drogues touchent particulièrement les jeunes générations, minant le lien social et affaiblissant la cohésion familiale. La perte de sens de l’éducation nationale, dont les résultats scolaires restent préoccupants, alimente le décrochage et nourrit le sentiment d’exclusion avec pour corollaire la délinquance.

La prospective, en mettant en lumière ces fractures, offre un moyen de penser des solutions adaptées, en s’appuyant sur les forces propres aux territoires : créativité, solidarité, capacité de résilience et richesse culturelle.

À cela s’ajoute une question fondamentale, trop souvent reléguée à l’arrière-plan mais qui revient aujourd’hui avec force : celle de l’identité et de l’évolution institutionnelle. Les débats récents en Guadeloupe et en Martinique sur un possible changement de statut illustrent bien que la société antillaise n’est pas seulement en quête d’adaptation économique ou environnementale, mais aussi d’un projet politique et identitaire. La relation à la France, héritée de la départementalisation, est de plus en plus interrogée. D’un côté, certains défendent le maintien du cadre actuel, garant de l’appartenance à la République et de la solidarité nationale ; de l’autre, s’expriment des aspirations à davantage d’autonomie, voire à des formes nouvelles d’autogouvernance, adaptées aux réalités locales et capables de répondre plus efficacement à la mise en œuvre des politiques publiques et aux besoins de la population. La crise inflationniste , avec la gestion contestée des élus et du gouvernement sur la vie chère, ou encore les mouvements sociaux pour le pouvoir d’achat, ont accentué ce sentiment de décalage entre la décision parisienne et les attentes locales.Dés lors les politiques publiques doivent être efficaces pour garantir une répartition équitable des ressources, pour favoriser la justice sociale et répondre aux défis sociétaux .Il est temps de réinterroger nos fondamentaux idéologiques.

L’enjeu est désormais d’enrichir la stratégie de changement des institutions  d’un véritable volet fiscal, afin de lui donner toute sa portée avec l’instauration d’un pouvoir normatif. Pour comprendre où nous allons, il convient de redonner du sens à l’action publique et politique, et remettre les valeurs au coeur d’actions concrètes notamment en agissant sur les habilitations et dérogations préalablement refondues de l’article 73 de la constitution ainsi que l’envisage le congrès des élus de la Martinique .

En Guadeloupe, par contre le choix aventureux de la surenchère identitaire de l’option de l’article 74 est une ineptie dans la mesure où il est quasiment sûr que l’investissement public va reculer si l’on s’en tient à une analyse prospective . C’est cette même analyse qui éclaire une voie suicidaire de nature à oblitérer l’avenir , et ce pour trois raisons essentielles à savoir des recettes fiscales non dynamiques , la baisse attendue des dotations de l’État , et la moindre rentrée des impôts locaux, notamment de la taxe foncière , du fait de la baisse de l’investissement privé surtout dans l’immobilier imputable à l’appauvrissement de la classe moyenne ,  sur qui repose quasiment toute la charge fiscale locale.

La prospective doit ici jouer un rôle clé en permettant de mettre en perspective les différentes limites des scénarios institutionnels possibles, en mesurant leurs avantages, leurs risques et leurs implications sur le plan économique, social et identitaire. Car derrière le débat institutionnel se cache une interrogation plus profonde : quelle société antillaise veut-on bâtir pour les prochaines générations à partir d’un nouveau modèle économique basé sur la production ?

Une société arrimée au modèle hexagonal ou une société qui assume davantage sa singularité culturelle et historique, en inventant ses propres modes de gouvernance , mais en n’excluant pas le réel !

La réponse à cette question déterminera en grande partie la manière dont les Antilles traverseront la grande transition politique qui émerge dans la douleur au niveau hexagonal .

Mais le hiatus pour les partisans de l’autonomie, c’est que Sébastien Lecornu a décidé de relancer le chantier d’un nouvel acte 3 de décentralisation. Dixit Sébastien lecornu : « Un grand projet de décentralisation sera bientôt présenté devant le Parlement pour définir précisément la compétence de chacun et éviter la dilution des responsabilités ». Dans un courrier adressé à tous les maires de France, Sébastien Lecornu promet aux élus locaux « une plus juste reconnaissance ». Si Matignon reste flou sur le périmètre réel de la réforme en vue, les élus locaux de Guadeloupe et Martinique seront attentifs aux quelques pistes des possibles transferts de nouvelles compétences.

Ce qui se joue aujourd’hui dépasse donc de loin les simples ajustements. La société antillaise est engagée dans une transformation aussi radicale que celles qui ont marqué l’apparition de la société esclavagiste avec la découverte des Amériques par Christophe Colomb ou l’avènement des sociétés industrielles. Mais cette fois, tout va plus vite, et tout s’inscrit dans une échelle planétaire. Depuis la départementalisation, les Antilles se sont transformées, mais le mouvement actuel ne peut être compris comme une simple continuité du passé colonial. Il s’agit d’un basculement civilisationnel, porteur d’un nouvel ordre économique, social, culturel et institutionnel, où la relation à la nature doit être réinventée et où l’équilibre entre tradition, modernité et affirmation identitaire devient crucial.

Dans ce contexte, la prospective agit comme une boussole indispensable. Elle ne prétend pas prédire l’avenir, mais elle permet d’identifier les menaces, de mesurer les opportunités et de concevoir des scénarios d’évolution. Elle aide à sortir de l’aveuglement doctrinal et idéologique, ainsi qu’à préparer la Guadeloupe et la Martinique à naviguer dans un monde incertain, instable et en constante mutation. Les transitions qui ne sont pas pensées se subissent dans la douleur et la rupture, tandis que celles qui sont anticipées ouvrent la voie à des choix collectifs et démocratiques. La société antillaise vit déjà ce passage. Sa capacité à le comprendre, à le nommer et à en faire un levier de création plutôt qu’un facteur de fracture déterminera sa place dans la « grande transition écologique et numérique » mondiale.

Et comme le disait si bien Boris Cyrulnik « Tout rêve d’avenir métamorphose la manière dont on éprouve le présent. » Mais pour ce faire, force est de souligner que dans le même ordre d’idée , il convient de ne pas céder à des pulsions de découragements , car des solutions et parades existent pour contrer les effets néfastes de cette mutation. Et par ailleurs, en tout état de cause , il faut ne pas demeurer  dans le passé, ne pas rêver  du futur, mais concentrer notre esprit sur le moment présent , afin d’être capable d’anticiper les évènements et y apporter les réponses adéquates. 

Jean Marie Nol économiste et juriste en droit public