« La sérénade à Poinsettia » de Gerty Dambury

serenade_a_poinsettiaPoinsettia Fridland, femme d’une quarantaine d’années, vit en recluse à Goyave, petite commune de la Guadeloupe. Ses parents s’y sont ­réfugiés à la suite d’un drame dont Poinsettia ignore tout.
Joseph Guiriaboye, homme d’une cinquantaine d’années, fait le pari de séduire cette femme étrange et se prend à vouloir lui chanter la ­sérénade sous ses fenêtres.
Il passe commande à son frère Paul, musicien génial et solitaire, vivant à Pointe-à-Pitre.
Voici Joseph et Poinsettia engagés dans une histoire amoureuse quelque peu surannée. Il semble bien que chacun des deux soit en quête d’autre chose. Elle rêve d’ailleurs et cherche à retisser les fils de son histoire familiale, lui rêve de changements et court après une complicité avec Paul.
Poinsettia quitte Goyave pour Pointe-à-Pitre, où elle découvrira la ­véritable histoire de ses parents et y rencontrera Paul, dont elle bousculera également la vie.
La sérénade à Poinsettia verra-t-elle le jour et à quel prix ?  Lire un extrait
ISBN 978-2-918565-19-2 – Prix 18€
Pensées secrètes de Paul
Et puis merde ! Ce que tu me racontes là ne m’intéresse pas. C’est couillon de ta part d’être venu jusqu’ici pour me
parler de ta Poinsettia, de tes sérénades.
C’est démodé les sérénades, tu entends ? Démodé.
Y’a plus de place pour ça aujourd’hui, ti-mal7; que du folklore, des histoires à raconter entre ancêtres pour évoquer le bon vieux temps, des contes à faire croire que la vie de
musicien c’est autre chose qu’une galère !
La musique, l’amour, la vie, même bête même poil !
Les mêmes commencements frétillants, la même fièvre d’avoir découvert un trésor que personne d’autre ne trouvera, parce que tu te crois unique.
Tu te crois le seul qui puisse convenir à cette femme, le seul à ressentir les choses de cette manière, un spécimen avec des gènes qui ne sont qu’à lui, avec sa formule intransmissible, inimitable et qui croit par ce simple fait que tout en lui est spécifique.
Et puis, tous, on dérape pareil, on se casse la gueule sur l’inconnu !
Ton histoire, c’est pour ça qu’elle m’intéresse pas.
C’est parce que c’est encore un leurre et que dans un mois, un an, dix ans, quel que soit le temps et l’acharnement que tu mettras à reculer l’échéance, la fable que tu t’inventes va lâcher, claquer, clamser, comme toutes les autres.
Alors, pourquoi tu veux que moi aussi, je te blouse sur la marchandise ? Tu crois pas qu’on est assez blousés comme ça ?
Moi, c’est pas une femme qui m’intéresse, c’est toutes les femmes avec leur corps, leur sueur, leur misère, leur roublardise aussi.
Moi, c’est pas le parfum des forêts qui m’attire, mais la pestilence de la charogne parce qu’elle au moins, elle camoufle rien, elle triche pas.
La charogne est là, brutale, irrespirable et elle te dit :
— Voilà, c’est moi, je suis ton odeur profonde, ta fétidité à venir.
Pas de chichis, pas de manières, pas d’extase feinte au clair de lune sur les champs de canne.
Les clairs de lune sur les champs de canne, ça me fout la pétoche, à cause du brillant de ce gris anthracite, irréel, silencieux, immobile.
Ça me panique complètement.
Je préfère à tes sérénades langoureuses les braillements d’un saoulard qui saute du toit de la mairie et qui s’écrase au milieu de la foule.
Ha, ha ! Leurs gueules hilares qui se figent devant les éclaboussures de sang sur la chaussée.
Je préfère, à tes salades d’oeillades du matin dans tes caleçons que j’imagine trop longs et les mailles trop larges de ton tricot de peau, je préfère l’homme qui s’épouille aux carrefours et lance un crachat indécollable dans les cheveux des enfants qui s’amusent à se moquer de sa détresse. Listoir ! Souviens-toi de Listoir ! Ou de Zaboca, les mendiants de notre enfance !
Je préfère, au passage, tâter le sein d’une femme fraîche et jeune, qui hoquettera à mon geste et je reste libre d’imaginer qu’il s’agissait d’un hoquet de plaisir.
Et si encore, encore, j’aimais mieux m’endormir sur les bancs de la place de la Victoire, marchander en haillons une chemise de marque dans un magasin de luxe rien que pour le plaisir de voir le vendeur résister à la tentation de me vider avec fracas ?
Quand je t’ai demandé si tu avais toi aussi battu la mesure, est-ce que tu as bien compris ma question ? Non. Autrement, tu ne m’aurais pas répondu comme tu l’as fait.
Toi aussi, tu marques le rythme distraitement, sans même prêter attention à la musique comme le font les clients que tu as vus ce soir.
Les doigts sur la table, le pied qui tape régulièrement le carrelage comme une horloge.
Et en même temps, tu tritures ton chapeau, ému, parce que tu te donnes le droit de t’approprier un peu ce que je joue vu que je suis ton frère.
Voilà, une possession supplémentaire, un objet de fierté, un luxe que tu partages avec quelques autres. Père, mère, frères et soeurs, quelques copains d’enfance.
Un luxe dont tu profites sans chercher à saisir ce que traque ma musique.
Tu ne comprends pas, j’en suis sûr. Tu ne peux pas comprendre.
Tu n’écoutes jamais que toi-même, que la mélodie qui sommeille au fond de toi, et selon ton humeur, tu donneras une couleur à ce que tu entends.
Voici comment j’aimerais que ça se passe entre nous, vraiment.
Tu t’éloignerais de moi.
Tu repousserais en arrière ton chapeau.
Tu détacherais les deux premiers boutons de ta vareuse.
J’ai remarqué que tu avais déjà quelques poils blancs qui s’enroulaient sur ta poitrine.
Temps sur temps. Le temps a fait le temps, mon frère.
Tu m’attraperais par la main et tu m’entraînerais.
Imagine-nous !
Nous longeons les murs en crépi blanc du Crédit Agricole sur lesquels tu t’écorches les coudes en passant.