L’humanité au pluriel : la génétique et la question des races

— Par Simone Gilgenkrantz —

humanite_au_plurielFils de…
Fils de bourgeois ou fils d’apôtre
Tous les enfants sont comme les vôtres
Fils de César ou fils de rien
Tous les enfants sont comme le tien
Jacques Brel (1967)
Le nouveau livre de Bertrand Jordan, L’humanité au pluriel – La génétique et la question des races, tombe à pic [1]. Et ceci n’est pas dû au hasard. Comme il existe des « lanceurs d’alerte », on trouve parmi les scientifiques des « veilleurs » qui, patiemment, au fil des livres qu’ils écrivent, jettent un éclairage lucide et clair sur les mirages et les pièges tendus au grand public par les acquis des sciences biologiques. La génétique n’en manque pas et Bertrand Jordan est de ceux-là.
À l’heure des tests ADN en vue du regroupement familial, au moment où la génétique va devenir personnelle [2] et où chacun voudra connaître son génome – comme on s’est appliqué récemment à établir son arbre généalogique -, au moment où s’accomplit le projet HapMap, qui recense à travers le monde les variations courantes dans la séquence de l’ADN de toutes les populations humaines du globe, il fallait bien qu’un généticien revisite la question des races, malgré tout ce qu’elle charrie derrière elle de stigmatisation, de haine et de tabous.
À partir des années 1950, la blessure infligée à toute l’humanité par l’élimination des Juifs et des Tziganes, ce délire nazi de la pureté aryenne, avait fait mesurer la dimension irrationnelle de la notion de race. De la brutale et douloureuse prise de conscience s’ensuivit un retour en arrière, une condamnation de tout un pan d’histoire : la suprématie de la « race blanche », friande de bons « sauvages », priant pour l’âme des « païens » (quand il fut admis qu’ils en avaient une), la traite des noirs, l’esclavage, la colonisation, l’eugénisme… D’un coup, tout le passé en boomerang devenait insupportable dans ses préjugés, ses injustices.
Au même moment, la mise en évidence du caryotype humain, identique pour tous les humains, l’établissement de la carte génétique, chacun des gènes étant situé sur un même locus, confortait l’idée d’une unicité des populations humaines. Quelle que soit notre origine, notre culture, quelle que soit notre couleur de peau, nous faisions tous, évidemment, partie de l’Humanité, et le terme de « race », si cher à Barrès, maître à penser de tant d’écrivains du début du XXe siècle, devenait proscrit du vocabulaire.
Mais, comme le souligne Bertrand Jordan, l’idée de race est remarquablement résiliente. Comme certains sont frappés de prosopagnosie [3], nous fûmes un temps frappés de « raciagnosie ». Un consensus s’installa en France pour refuser d’admettre la classification simpliste des livres de sciences naturelles entre Blancs, Jaunes, Noirs et Peaux-Rouges. Classification dont les limites et les absurdités semblaient tellement évidentes et les critères tellement incertains qu’elle devait être négligée. Pourtant, chacun, à part soi, pouvait reconnaître un Africain.
L’écrivain Gaston Kelman, fier d’être Bourguignon, sait bien qu’avec son physique camerounais, personne n’oublie sa négritude quand on lui demande « D’où viens-tu ? » [4]. Et si des amis japonais m’accompagnent, quand nous croisons des Asiatiques, ils savent qu’ils sont Coréens, et moi pas.
Notre aptitude à reconnaître les origines des gens que nous rencontrons tient autant à des signes vestimentaires ou gestuels qu’à des caractères physiques. Il n’empêche que nous les percevons et que nous les classons dans notre esprit selon nos propres codes, venus de notre expérience et de notre éducation.
Il faut donc à présent que cesse ce moratoire et que nous puissions regarder en face, sans tabous et sous quelque terme que ce soit, la diversité humaine et ce que la génétique nous en dit.
D’autant plus que dans nos codes sont ancrés des préjugés socioculturels, des a priori presque indélébiles contre lesquels les lois anti-discrimination sont impuissantes et dont les mesures étalon sont invariablement la couleur et le QI. Je n’en veux pour preuve que la récente déclaration de James Watson au Sunday Time : « Nos politiques de développement sont basées sur le fait que leur intelligence (des Africains) est la même que la nôtre, alors que tous les tests disent que ce n’est vraiment pas le cas » [5].
D’autant plus qu’après les minisatellites, les microsatellites et les STR (short tandem repeats), le séquençage de nouvelle génération permet d’étudier les Snip, ces différences d’un seul nucléotide dans une séquence d’ADN. Leur exploration à grande échelle sur les populations humaines ne fait que commencer. Mais dès à présent, à condition de choisir un nombre suffisamment grand de Snip dont les paramètres statistiques (Fst pour Fixation index statistics) sont informatifs, il devient possible de rattacher une personne à un groupe géographique. Et même pour des populations composites, comme les Mexicains par exemple, les Snip peuvent devenir des marqueurs et renseigner sur l’ascendance des individus.
Enfin, les CNVR (copy number variable regions), réparties par milliers dans le génome humain et qui permettent aussi de définir l’origine ancestrale des personnes, peuvent, selon leur position à proximité ou à l’intérieur d’un gène, avoir des conséquences phénotypiques comportementales, ou correspondre à des variations dans la vulné-
rabilité ou la résistance à des agents divers, ou encore dans la capacité à métaboliser des produits médicamenteux.
Désormais, nous sommes donc en mesure d’explorer l’ADN des populations vivant aujourd’hui, d’établir entre elles des relations et de mettre en évidence des différences entre leur origine, leur susceptibilité à des maladies et leurs réponses aux médicaments.
Il devenait donc urgent que le grand public puisse enfin appréhender toutes ces questions à la lumière de la science d’aujourd’hui, avant que des nouvelles à sensation ne s’emparent de ces données pour les « racialiser » ou les interpréter – c’est tellement plus drôle et cela se vend tellement bien – de façon tendancieuse et simpliste.
La tâche n’était pas facile.
Bertrand Jordan y est parvenu, en évitant toute simplification, en reprenant patiemment les bases essentielles de biologie moléculaire afin que quiconque puisse comprendre.
Il a su montrer la complexité actuelle des données accumulées sur le génome humain. Il les explique avec clarté, dans son style concis, presque anglo-saxon, avec le souci du mot juste, que nous connaissons bien à Médecine/Sciences [6].
Il donne à voir la complexité humaine, en toute sérénité, sans oublier de faire entrevoir les dangers de notre société, comme ceux du Club de l’Horloge ou de la fièvre ADN et du business des races qui s’épanouissent aux États-Unis.
En France, c’est le premier livre de ce type. Il me paraît utile, voire indispensable à tout citoyen éclairé auquel il fournit de surcroît une bibliographie et une « webographie » qui lui permettront par la suite de se tenir à jour.
‡ Plural humanity: Genetics and « race »
RÉFÉRENCES
1. Jordan B. L’humanité au pluriel. La génétique et la question des races. Collection Sciences ouvertes. Paris : Seuil, 2008 : 226 p.
2. Jordan B. « Génome personnel » : gadget ou révolution ? Med Sci (Paris) 2008 ; 24 : 91-4.
3. Sacks O. L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau. Collection Points Essais. Paris : Seuil, 1992 : 312 p.
4. Kelman G. Je suis noir et je n’aime pas le manioc. Parix : Max Milo, 2004 : 192 p.
5. Chardin P. Nous sommes touts de race africaine ! Med Sci (Paris) 2008 ; 24 : 205-7.
6. Jordan B. Chroniques d’une séquence annoncée. Paris : Éditions EDK, 2003 : 204 p

Article disponible sur le site http://www.medecinesciences.org ou http://dx.doi.org/10.1051/medsci/2008243252