La romancière Yanick Lahens à l’apogée de ses talents, sur les cimes de l’Académie française

— Par Robert Berrouët-Oriol (*) —

LA NOUVELLE a brasillé dans la presse conventionnelle et les médias numériques, sur diverses plateformes et portails d’information ainsi que sur les réseaux sociaux, WhatsApp et Instagram n’ont pas dérougi… Telle une singulière voix chorale surgissant d’une foultitude d’archipels et autres terres îliennes, LA NOUVELLE a eu l’effet d’un tsunami : L’Académie française, dans sa séance du jeudi 30 octobre 2025, a décerné son Grand Prix du roman (…) à Yanick LAHENS pour son roman « Passagères de nuit ». (Source : site Web de l’Académie française, 30 octobre 2025).

Yanick LAHENS figure en

  • Deuxième sélection du Prix Goncourt 2025

  • Deuxième sélection du Prix Jean Giono 2025

  • Sélection mensuelle du Grand Prix des lectrices de ELLE 2026


Le Grand Prix du roman de l’Académie française est l’un des plus prestigieux prix littéraires français. Il a été créé en 1914 et, chaque année, il est décerné au mois d’octobre pour récompenser l’auteur du roman que l’Académie a jugé le meilleur de l’année. Ce prestigieux prix littéraire ouvre traditionnellement la saison des prix littéraires français.

Historique du Grand Prix du roman de l’Académie française

« Si la distribution de récompenses littéraires n’était pas prévue dans la mission première de l’Académie lors de sa fondation, elle a très tôt relevé de sa compétence et de son activité. Constituée d’hommes dont le jugement faisait autorité en matière de langue, de style et d’éloquence, l’Académie française, qui ne devait à l’origine examiner que les ouvrages de ses membres pour les corriger et leur accorder une approbation, pouvait néanmoins étendre exceptionnellement son appréciation aux compositions d’autres auteurs. Les statuts de 1635 précisent bien : « L’Académie ne jugera que des ouvrages de ceux dont elle est composée ; si elle se trouve obligée par quelque circonstance importante d’en examiner d’autres, elle donnera seulement ses avis sans en faire aucune censure et sans en donner aussi l’approbation ». Dès 1637, elle a été saisie pour donner son sentiment critique sur la tragi-comédie du Cid, et ses avis, dans le contexte polémique de la Querelle du Cid, ne furent pas tous exempts de censure. D’autres ouvrages furent ensuite examinés et l’Académie décida en 1638 qu’il y aurait toujours quelque livre français au lieu où elle s’assemblait pour qu’en l’absence d’autres occupations, elle pût l’examiner. La Compagnie est aujourd’hui encore reconnue comme un jury à même d’exercer son jugement sur les ouvrages qui paraissent, de distinguer les meilleurs et de formuler ainsi des choix qui sont autant de conseils de lecture à l’attention du public.

La création des premiers prix remonte au xviisiècle. Guez de Balzac, le premier, souhaita léguer à l’Académie une somme destinée à la fondation d’un prix d’éloquence. Celui-ci devait être décerné tous les deux ans et couronner la personne qui aurait « le mieux réussi et fait le meilleur discours sur la matière ou le sujet proposé », qui était un sujet de piété et de dévotion. La fondation fut créée en 1656 mais le prix ne commença à être attribué qu’en 1671, sur le premier sujet indiqué par Balzac lui-même : « De la louange et de la gloire ; qu’elles appartiennent à Dieu en propriété, et que les hommes en sont d’ordinaire usurpateurs ». La première lauréate du prix fut Mlle de Scudéry. La même année fut distribué un prix de poésie, qui revint à Bernard de La Monnoye, avant d’être définitivement établi grâce à une fondation créée en 1673 par trois académiciens, Pellisson et très probablement Conrart et Bazin de Bezons. Ces deux prix d’éloquence et de poésie furent, jusqu’au xxe siècle, les deux prix les plus importants de l’Académie française. Dans les deux cas, il s’agissait d’un concours. Cette forme a perduré jusqu’en 1973, date à laquelle l’Académie, reconnaissant qu’elle n’avait pas pu attribuer son prix de prose depuis 1966 et de poésie depuis 1967, choisit de ne plus proposer de sujet. Aujourd’hui, il n’existe plus de concours à strictement parler et l’Académie n’examine plus de manuscrits.

Les prix, tels qu’ils sont aujourd’hui attribués, ne distinguent pas des pièces composées exprès mais ils récompensent des ouvrages parus par ailleurs. Cette pratique remonte à la fin du xviiisiècle : durant plusieurs années, le baron Montyon a versé anonymement à l’Académie française des sommes destinées à couronner un « ouvrage de littérature dont il pourra résulter un plus grand bien pour la société », avant de léguer par testament un capital qui a permis de créer à cette même fin, au début du xixsiècle, une Fondation Montyon, qui est aujourd’hui la plus ancienne des fondations actives de l’Académie. Assez rapidement, d’autres fondations ont vu le jour sur le même modèle, comme la Fondation Gobert, en 1834, dont le prix, destiné au « morceau le plus éloquent d’histoire de France », est toujours attribué. Au fil du temps, certaines de ces fondations ont vu progressivement leurs capitaux se réduire et elles n’ont plus permis d’attribuer le prix qui leur était lié. Lorsque plusieurs d’entre elles, de vocation proche, se sont trouvées dans cette situation, l’Académie a pu les regrouper en un unique prix, selon une procédure administrative relativement lourde. Le dernier regroupement important date de 1994.

Quant à la récompense elle-même, Guez de Balzac avait prévu qu’elle consistât en un crucifix ou une semblable pièce d’argenterie ou de vermeil. Très vite, l’objet est remplacé par une médaille d’or de somme équivalente, représentant d’un côté saint Louis et de l’autre une couronne de lauriers avec la devise de l’Académie : « À l’immortalité ». La médaille du prix de poésie, pareillement, porte alors sur sa face la figure du roi et au revers la devise de l’Académie. Aujourd’hui, les médailles qui récompensent un certain nombre de prix et qui sont en vermeil, en argent ou en bronze, portent sur leur face un profil de Minerve et au revers le nom du lauréat, l’indication du prix et du millésime entourés d’une couronne de lauriers. Sous l’Ancien Régime, et conformément aux indications testamentaires de Balzac, les prix étaient remis le jour de la fête de la Saint-Louis, le 25 août, au cours d’une séance extraordinaire ouverte au public. C’est toujours la vocation de la Séance publique annuelle de l’Académie que de mettre à l’honneur les lauréats. La séance se tient aujourd’hui le premier jeudi de décembre et si, pour des raisons d’ordre pratique, elle ne comporte plus la distribution matérielle des récompenses, elle commence bien néanmoins par le « Discours des prix » qui fait l’éloge des lauréats.

Les prix littéraires actuels

Les prix littéraires de l’Académie française sont nombreux et, loin de se borner strictement à la littérature dans ses différents genres (roman, nouvelle, poésie, théâtre etc.), ils couronnent aussi des ouvrages critiques, historiques, philosophiques ou récompensent des personnalités qui rendent des services à la langue et à la vie du français dans le monde.

Ces divers prix sont au nombre de cinquante-huit actuellement. Comme certains d’entre eux peuvent être décernés à plusieurs lauréats, et que la plupart sont annuels (huit sont biennaux et un quinquennal), le palmarès compte chaque année environ soixante-dix récompenses. Ils sont dotés de médailles ou de sommes pouvant aller de mille jusqu’à vingt mille, vingt-cinq mille ou quarante-cinq mille euros pour les plus importants, et sont financés par le revenu de quarante-six fondations, fondations productives qui, sur décision de l’Académie elle-même, sont affectées à la dotation de prix ou fondations créées grâce aux libéralités que des donateurs ou testateurs ont consenties à l’Académie, à charge pour elle de décerner un prix selon une définition précisée dans le décret de fondation.

Les prix sont divisés en deux grandes catégories : les « Grands Prix », pour lesquels seuls les Académiciens proposent les candidatures, et les « Prix de fondations », pour lesquels auteurs et éditeurs peuvent proposer leurs ouvrages. Les premiers sont au nombre de vingt-quatre, auxquels il faut adjoindre trois prix de soutien à la création littéraire qui obéissent au même principe de candidature. Les prix de fondations sont au nombre de vingt-et-un.

Parmi les prix les plus remarquables et les plus importants pour l’Académie française vient en premier lieu le Grand Prix de littérature, fondé en 1911, qui alterne avec le Grand Prix de littérature Paul Morand, fondé en 1977. De grands noms de la littérature figurent au palmarès, de Romain Rolland à Henry de Montherlant, Jean Paulhan, Jules Supervielle ou Marguerite Yourcenar pour le premier, de Jean-Marie Le Clézio à Patrick Modiano pour le second. Il faut ensuite citer le plus connu des prix de l’Académie, le Prix du Roman. Il ouvre chaque année la rentrée littéraire d’automne, précédant la proclamation des Prix Goncourt, Renaudot, Médicis, Femina, Interallié. Pierre Benoit l’a très tôt obtenu pour L’Atlantide ; la liste des lauréats comporte également les noms de François Mauriac, Georges Bernanos, Antoine de Saint-Exupéry, Michel Tournier ou, plus récemment, Pierre Michon. » (Source : site Web de l’Académie française, 30 octobre 2025).

Yanick Lahens, récipiendaire du Prix Fémina 2014 pour son roman « Bain de lune », est la première romancière haïtienne à avoir occupé la prestigieuse Chaire « Mondes francophones » au Collège de France en 2019. Le 21 mars 2019 elle a prononcé, au Collège de France, sa leçon inaugurale intitulée « Urgence(s) d’écrire, rêve(s) d’habiter ».

Décours / Ancrages / Parcours — Leçon inaugurale « Littérature haïtienne : urgence(s) d’écrire, rêve(s) d’habiter »

Leçon inaugurale prononcée par Yanick Lahens au Collège de France le jeudi 21 mars 2019. Ouvrage paru aux Éditions du Collège de France/Éditions Fayard en septembre 2019)

 

Présentation

Éditions du Collège de France/Fayard

 

2019

« Dire Haïti et sa littérature autrement, c’est se demander, à travers les mots de ses écrivains et de ses écrivaines, quel éclairage peut apporter aujourd’hui au monde francophone, sinon au monde tout court, l’expérience haïtienne. Comment, à partir d’un fait historique de l’ordre de l’impensable, à savoir une révolution victorieuse, menée dès la fin du XVIIIe siècle par des hommes et des femmes transplantés d’Afrique en Amérique et réduits en esclavage, se met en place une civilisation dont la littérature sera un élément majeur. Comment, dans l’impasse qui suit cette révolution, ces hommes et ces femmes dépossédés, déplacés, déstabilisés linguistiquement, n’ont pas cessé de dire ou d’écrire un rêve d’habiter, démontrant par là même que la littérature commence souvent là où la parole devient impossible. »

« Yanick Lahens est une écrivaine haïtienne. Ses romans ont reçu de nombreuses récompenses, notamment le prix Femina en 2014. Son enseignement au Collège de France en 2018-2019 a inauguré la chaire annuelle Mondes francophones, créée en partenariat avec l’Agence universitaire de la francophonie (AUF). » (Source : site Web du Collège de France)

La « Leçon inaugurale de Yanick Lahens lue par Dorian Debrand : « Yanick Lahens, Littérature haïtienne. Urgence(s) d’écrire, rêve(s) d’habiter » (source : site Web Open Editions Journals, 16 janvier 2020)

« La romancière haïtienne Yanick Lahens a inauguré la Chaire annuelle Mondes francophones du Collège de France. Cet ouvrage est la retranscription de sa Leçon inaugurale prononcée le 21 mars 2019. L’exercice est donc particulier, puisqu’il consiste à donner l’orientation d’une série de leçons à venir tout en y mêlant l’expérience propre du professeur. En tant qu’écrivaine haïtienne et intellectuelle engagée pour la reconnaissance de la spécificité d’Haïti, Yanick Lahens poursuit un objectif limpide : nous parler d’Haïti, de son histoire singulière depuis sa révolution victorieuse menée dès la fin du XVIIIe siècle, mais aussi et surtout de sa littérature qui fut depuis lors mise au pinacle de cette civilisation.

Les premières lignes de l’ouvrage relatent la propre expérience de Yanick Lahens en France, lorsqu’elle fut auditrice au Collège de France lors d’un cycle de cours consacré à Jules Michelet. L’auteure est restée marquée par La Sorcière, qui redonnait à voir et entendre ceux « dont l’existence devait être gommée et la voix bâillonnée » (p. 10). D’une certaine manière, c’était aussi d’elle et d’Haïti dont il était question dans cette œuvre de Michelet : l’oubli d’une révolution et d’une littérature qui en est issue. L’auteure exprime son incompréhension quant à l’ampleur de l’ignorance qui entourait, jusque récemment (mais n’est-ce pas toujours le cas ?), l’histoire d’Haïti en France, alors même que l’île fut, sous le nom de Saint-Domingue, un territoire français (de 1697 à 1804), avant qu’elle ne gagne son indépendance. Toutefois, l’auteure n’a eu de cesse, dans ses travaux, d’essayer de comprendre cette absence d’Haïti dans la grande Histoire et dans l’enseignement de la littérature en France. Dans sa leçon inaugurale, elle expose ce qu’elle estime être la raison principale de cet oubli : le manque de légitimité d’un peuple de révolutionnaires noirs et anciennement esclaves dans le système colonialiste ; un peuple qu’il a fallu anéantir au début du XIXe siècle, pour en faire une figure de « non-humanité » afin d’éviter la contagion des idées révolutionnaires à d’autres colonies. C’est la création du « Barbare moderne ». Les effets de cette construction semblent se poursuivre aujourd’hui : malgré la visibilité de certains auteurs haïtiens contemporains, Yanick Lahens constate que ceux du XIXe et du XXe siècles (comme Jean Casimir, Laënnec Hurbon, Michel Rolph Trouillot, etc.) demeurent invisibles et méconnus.

Au fond, c’est le qualificatif de « francophone » que Yanick Lahens veut dépouiller de son eurocentrisme. Le « décoloniser » en décentrant notre regard, geste qui n’est pas sans rappeler la dialectique proposée par Simone Weil entre récit national et contre-récit venant des peuples étrangers. Ce faisant, l’auteure nous embarque dans « l’expérience haïtienne » qui, après son impensable révolution– la première colonie à devenir indépendante –, a rêvé d’habiter son territoire en produisant une abondante littérature francophone, et cela malgré les innombrables difficultés auxquelles fait face ce peuple depuis son indépendance. En effet, à l’anthropologie du barbare noir s’est ajouté l’anéantissement économique d’Haïti avec la mise en place d’un embargo de 1804 à 1820, doublé d’une lourde dette qui n’a été réglée qu’en 1952. L’auteure souligne également le climat de corruption engendré par la mainmise du Nord sur l’économie et la politique de l’île avec la complicité des élites locales. On découvre ainsi que cette histoire constitue la matrice des relations entre le Nord et le Sud, puisqu’Haïti est le premier pays issu de cette fabrication artificielle, construite par la modernité économique et politique. Néanmoins, et bien « que jamais l’histoire n’aura desserré l’étau de l’urgence […] la littérature a convoqué le rêve pour dire le vœu d’habiter » (p. 23). Yanick Lahens emploie une belle formule pour expliquer le paradoxe de cette abondante littérature haïtienne malgré les obstacles qui ont pu hypothéquer sa stabilisation : « la littérature commence souvent là où la parole devient impossible » (p. 22). René Char réduit cette formule à trois mots : la « santé du malheur ». L’urgence a été et est permanente en Haïti, et c’est la littérature qui est convoquée pour ce rêve d’habiter, à la recherche d’« un état de poésie » cher à René Depestre.

Ce décentrement (ou ce processus de décolonisation) passe par la construction d’une mémoire partagée. Pour cela, Yanick Lahens nous ramène à la veille de 1789 et au rôle indirect, mais néanmoins majeur, que Saint-Domingue a joué dans le mouvement révolutionnaire français. En effet, elle rappelle que l’île française était, à cette époque, le plus gros producteur de sucre et de café au sein de la Caraïbe, devenue une véritable puissance industrielle, et était la colonie la plus riche du monde. Cette richesse accumulée par les ports négriers français grâce à l’économie de plantation n’est pas à minimiser dans les événements de la Révolution de 1789. Dans ce sens, Yanick Lahens rapporte ce cruel commentaire de Jean Jaurès : « Quelle triste ironie dans l’histoire humaine ! Les fortunes créées à Bordeaux, à Nantes par le commerce des esclaves ont donné à la bourgeoisie cet orgueil qui a besoin de la liberté et contribuait à l’émancipation générale ». Pourtant, la Révolution française n’a finalement pas abouti à l’abolition de l’esclavage partout, engendrant à son tour la révolte des esclaves de Saint-Domingue. À ce propos, l’auteure insiste sur le caractère singulier de la révolution haïtienne, qui a débordé « le projet des Lumières en faisant avancer de manière radicale la question de l’égalité » (p. 29).

C’est dans ce contexte que sont nés les écrits fondateurs d’Haïti, produits par Dominique Toussaint Louverture et Jean-Jacques Dessalines entre 1767 et 1806. Cette révolution des « Jacobins noirs » et ces écrits auraient même eu, selon Yanick Lahens, des conséquences systémiques en influençant les courants politiques, philosophiques et culturels du XVIIIe et du XIXe siècles (elle donne l’exemple de la dialectique du maître et de l’esclave de Hegel). Ce nouvel État indépendant a également donné naissance à une culture nouvelle, « qui émerge comme la résultante d’un mariage/arrimage de signifiants captés du système religieux imposé (le christianisme) et de signifiants repris des croyances africaines ». Autrement dit, on assiste au cumul de la cosmogonie vaudou, de la langue créole et de la culture populaire haïtienne avec la cosmogonie catholique et les éléments de la langue et de la culture française. Ce mélange de populations et de cultures déracinées, couplé à l’hostilité du monde occidental vis-à-vis de cette première communauté noire du Nouveau Monde, a engendré de nombreux « impossibles » pour créer un « nous » national en Haïti et exprimer une légitimité littéraire. De fait, avant de s’affranchir, Yanick Lahens rappelle que la littérature haïtienne a dû se construire par mimétisme en se référant au seul modèle dont disposaient les écrivains haïtiens de cette époque : celui de la littérature française.

En revanche, la période qui s’étend de la fin de l’occupation américaine en 1934 au début des années 1960 s’est avérée très féconde, avec la création de revues scientifiques et littéraires (La Revue IndigèneLes Griots, La Ruche), de groupes littéraires (Haïti littéraire), la publication d’ouvrages scientifiques sur Haïti comme Ainsi parla l’oncle de Jean Price-Mars, d’études ethnologiques comme celle de Suzanne Comhaire-Sylvain sur la littérature orale en langue créole, d’une littérature politique écrite dans une langue mêlant le créole au français (notamment initiée par Jacques Roumain en 1944 dans son ouvrage Gouverneurs de la rosée), mais aussi de la poésie écrite par Clément Magloire-Saint-Aude par exemple. Ainsi, Haïti est devenu un « point culturel focal » en accueillant écrivains, intellectuels et artistes, a joué un rôle politique et humanitaire en offrant l’asile aux juifs qui fuyaient le nazisme. Pour Yanick Lahens, cette fécondité a en partie pris fin avec la dictature duvaliériste (1957-1986), laquelle a fait fuir bon nombre d’intellectuels et d’écrivains qui ont dû renoncer à leur rêve d’habiter l’île et qui ont compensé ce manque par un pluralisme d’appartenance (le cas d’Emile Ollivier, par exemple : « Canadien de jour et Haïtien de nuit »). Ainsi, l’idée d’un « nous » national construit autour d’une identité commune et immuable ne s’est jamais vraiment imposée. En revanche, les artistes et écrivains haïtiens contemporains, nés de plain-pied dans la société globale, questionnent aujourd’hui une identité plus ouverte, avec « d’autres manières d’habiter le corps, la communauté ou la langue » (p. 65). Pour l’auteure, la société haïtienne « est à la fois dans l’enracinement et dans l’envol ». L’urgence d’écrire ne s’est donc jamais tarie, alors même que le séisme de 2010 a rappelé, une nouvelle fois, cette difficulté d’habiter pour les Haïtiens.

Pour conclure, on peut dire que ce court texte (69 pages) répond parfaitement à la consigne de l’exercice de la leçon inaugurale. Mais plus que cela, il décentre notre regard et nous permet d’adopter un point du vue plus réel – et donc plus complexe – sur le monde francophone, où cohabitent en réalité une pluralité d’univers francophones qui dialoguent encore bien insuffisamment. Le recours à une dense bibliographie aidera les plus curieux à se plonger dans la lecture des auteurs haïtiens encore trop méconnus. On peut également souligner que l’objectif de Yanick Lahens, qui consiste à parler d’Haïti pour réhabiliter son exceptionnelle histoire et littérature, est tout à fait réussi. De fait, il y a fort à parier que cette lecture étonnera ceux qui ignorent cette partie de l’histoire de France : la première révolution d’une colonie et la richesse littéraire qui a pu en naître et perdurer jusqu’aujourd’hui. »

Le Grand Prix de l’Académie française à Yanick Lahens vu par Yves Lafortune (source : Gazette universitaire, 30 octobre 2025)

« Yanick Lahens vient de remporter le Grand Prix de l’Académie française, quelle bonne nouvelle !

Dans un pays qui chancelle sous le poids des désastres et des silences, la voix de Yanick Lahens s’élève encore, limpide et souveraine. En remportant le Grand Prix de l’Académie française, elle rappelle que les mots peuvent être plus forts que les tempêtes, que la littérature demeure une patrie lorsque les frontières de la douleur se referment.

Par-delà les souffrances de notre peuple, en ces temps d’anomie et d’intempéries, surgissent parfois ces petites joies qui nous redonnent du sang et de la lumière. Elles coulent dans nos veines comme une promesse : celle que la beauté, la pensée et la dignité peuvent encore triompher du chaos.

Merci Yanick, pour cette victoire qui est la nôtre. Merci d’avoir porté la parole d’Haïti jusqu’aux hauteurs de l’Académie. Ton œuvre, enracinée dans nos douleurs et nos rêves, témoigne que même au cœur de la nuit, la littérature peut encore inventer le jour.

Merci Yanick Lahens. Vive Haïti. »

NOTE – Yves Lafortune, doctorant en Politique publique et administration à l’Université Walden, a forgé son parcours académique entre l’École normale supérieure, la Faculté de droit et diverses institutions internationales, dont la Harvard Kennedy School. Expert reconnu en Politiques publiques, il partage son savoir à l’Université d’État d’Haïti et à l’Université Notre-Dame d’Haïti. Il dirige parallèlement son cabinet Consultations et résultats tout en occupant le poste de secrétaire exécutif de l’Institut des politiques publiques, œuvrant ainsi activement à l’amélioration des politiques publiques haïtiennes.

Pour aller plus loin…

–« Les insoumises d’Haïti, avec Yanick Lahens » Entrevue à Radio France internationale, 2 octobre 2025.

« Yanick Lahens : « En Haïti, on ne peut pas être un écrivain dans sa tour d’ivoire » Article de Gladys Marivat, collaboratrice du « Monde des livres ». Journal Le Monde, 21 mars 2019. 

L’écrivaine baigne dans la littérature haïtienne depuis sa jeunesse : elle la pense et la produit. En attestent un recueil de nouvelles « L’Oiseau Parker dans la nuit », et l’inauguration, ce printemps, de la Chaire Mondes francophones, au Collège de France.

Dossier littéraire de Yanick LAHENS sur le site île en île

« Née en Haïti le 22 décembre 1953, Yanick Lahens part très jeune pour la France où elle fait ses études secondaires. En France elle fait également des études supérieures en lettres. À son retour en Haïti, elle a enseigné à l’École normale supérieure (Université d’État d’Haïti) jusqu’en 1995.

Yanick Lahens est l’auteur de nombreux articles, en particulier sur Faulkner et Marie Chauvet et d’un essai, L’exil entre l’ancrage et la fuite : l’écrivain haïtien. Elle anime une émission culturelle « Entre nous » à Radio Haïti Inter avec Jan J. Dominique. Elle est membre fondatrice de l’Association des écrivains haïtiens et contribue régulièrement aux revues culturelles haïtiennes et antillaises telles que Chemins critiquesCultura et Boutures. Entre 1996 et 1997, elle fait partie du cabinet du ministre de la Culture (Raoul Peck) avec Louis-Philippe Dalembert. En 1998, elle dirige le projet de la « Route de l’esclavage » sous la présidence de Laënnec Hurbon qui annonce une réflexion et des actions intellectuelles, culturelles et artistiques autour de la problématique de l’esclavage dans toute l’île.

Tante Resia et les dieux est un recueil de nouvelles qui couvre plusieurs époques et des événements de nature diverse. « La chambre bleue », par exemple, raconte comment une petite fille a découvert que ses parents cachaient des amis persécutés par le pouvoir. Le fond politique est très discret et le texte est écrit du point de vue de la petite fille, dont on suit le raisonnement et les déductions, ce qui donne à la nouvelle la qualité d’un récit de détective. « Le jour fêlé » décrit la peur d’une jeune femme face à la violence quotidienne. Le talent de Lahens tient à ce que, à travers une écriture d’une grande sobriété, elle parvienne à rendre les émotions de ses personnages tangibles, en particulier la peur. La nouvelle qui donne son titre au recueil raconte le voyage d’une petite fille et sa découverte d’une célébration vaudou. Plusieurs nouvelles évoquent aussi les répressions duvaliéristes contre de jeunes engagés politiques ainsi que la vie urbaine de Port-au-Prince avec ses quartiers et ses habitants.

La petite corruption est un recueil composé de sept nouvelles, suivies d’un glossaire. Comme dans le premier recueil de nouvelles de Lahens, le ton des récits est varié, ainsi que les époques et le type d’émotions. « Le désastre banal » raconte les rêves et la réalité quotidienne d’une jeune fille de vingt ans, sa tentative de sortir de la pauvreté qui l’entoure, ce que peut représenter la présence de jeunes soldats américains pour une telle jeune fille. Bain de lune déploie une tonalité orale, rurale, océane, une poésie surnaturelle, pour parler de tragédies familiales et de méprise due à des croyances dont la conséquence est une infinie violence pour les hommes, les femmes, et l’amour. « Une histoire américaine » raconte les souvenirs d’une jeune femme haïtienne partie tenter sa chance aux États-Unis à l’époque de la ségrégation. La juxtaposition de deux univers d’oppression, en Haïti et dans le Sud des États-Unis, dans le milieu de militants à chaque fois, fait ressortir les liens qui existent, subtilement tissés, entre des hommes et des femmes de cultures et situations historiques différentes. « La petite corruption » évoque les difficultés de la jeunesse masculine à vivre, à s’adapter ou se réadapter au pays, la tentation de la drogue, et la violence qui lui est associée, souvent à l’insu des protagonistes eux-mêmes. La petite corruption est réédité aux éditions Mémoire d’encrier (2003) dans une édition revue et augmentée d’une nouvelle, « Corossol, orange, citronnelle ».

Le premier roman de Yanick Lahens, Dans la maison du père, est le Bildungsroman d’une jeune fille qui grandit dans les années quarante dans une famille de la grande bourgeoisie. Au carrefour de son éducation de jeune fille de bonne famille et de son apprentissage de la culture populaire par sa bonne et son oncle, l’héroïne suit péripéties des journées révolutionnaires de 1945-46. La danse est ainsi dans ce roman la synecdoque des problèmes de classe en Haïti.

Yanick Lahens vit à Port-au-Prince où elle prend une part active dans l’animation culturelle et l’activité citoyenne. Son œuvre occupe une place privilégiée – à côté de celles de Marie Chauvet, Jan J. Dominique, Yanick Jean et Paulette Poujol-Oriol – dans la littérature au féminin en Haïti. Elle est membre du conseil d’administration du Conseil international d’études francophones (CIEF). Elle partage aujourd’hui son temps entre l’écriture, l’enseignement et ses activités de conférencière en Haïti et à l’étranger ».

–Auteure : Joëlle Vitiello [Professeure d’études françaises et francophones, Macalester College, USA]

Oeuvres principales

Romans

  • Dans la maison du père. Paris: Le Serpent à Plumes, 2000.

  • La couleur de l’aube. Paris: Sabine Wespieser, 2008; Port-au-Prince: Presses Nationales d’Haïti, 2008.

  • Guillaume et Nathalie. Paris: Sabine Wespieser, 2013.

  • Bain de lune. Paris: Sabine Wespieser, 2014.

  • Douces déroutes. Paris: Sabine Wespieser, 2018; Port-au-Prince: Legs Édition, 2018.

Récit

  • Failles. Paris: Sabine Wespieser, 2010.

Essais

  • L’Exil : entre l’ancrage et la fuite, l’écrivain haïtien. Port-au-Prince: Éditions Deschamps, 1990.

Nouvelles

  • Tante Résia et les Dieux, nouvelles d’Haïti (six nouvelles). Paris: L’Harmattan, 1994 ; Port-au-Prince : Legs Édition, 2019.

  • La Petite corruption (huit nouvelles). Port-au-Prince : Éditions Mémoire, 1999; Montréal : Mémoire d’encrier, 2003; Port-au-Prince: Legs Édition, 2014.

  • L’Oiseau Parker dans la nuit (une nouvelle). Montréal: Plume & Encre, 2006.

  • La folie était venue avec la pluie (huit nouvelles). Port-au-Prince: Presses nationales d’Haïti, 2006; Port-au-Prince: Legs Édition, 2015.

  • L’Oiseau Parker dans la nuit et autres nouvelles. Paris: Sabine Wespieser, 2019.

Prix et distinctions littéraires

  • 2002     LiBeraturpreis, Prix du Salon du livre de Leipzig, pour La maison du père.

  • 2008     Prix Millepages, pour La couleur de l’aube.

  • 2009     Prix du Livre RFO, pour La couleur de l’aube.

  • 2014     Prix littéraire des Caraïbes de l’ADELF, pour Guillaume et Nathalie.

  • 2014     Prix Carbet des lycéens, pour Guillaume et Nathalie.

  • 2014     Prix Femina, pour Bain de lune.

  • 2020     Prix Carbet et du Tout-Monde, pour l’ensemble de son oeuvre.

(*)Robert Berrouët-Oriol  : Linguiste-terminologue

Conseiller spécial au Conseil national d’administration

du Regroupement des professeurs d’universités d’Haïti (REPUH)

Konseye pèmanan, Asosyasyon pwofesè kreyòl Ayiti (APKA)

Membre du Comité international de mise à jour du Dictionnaire des francophones

Montréal, le 31 octobre 2025