« La réunification des deux Corées » : l’amour ? Quelle connerie !

— Par Roland Sabra —

reunion_2_coreesLe titre est mystérieux, difficile à interpréter et c’est volontaire.. N’allez pas croire qu’il s’agit d’une pièce politique sur les sempiternelles négociations autour de la DMZ (demilitarized zone), ce no man’s land qui s’étend sur 250 km, d’une largeur de 4 km à la hauteur du 38ème parallèle et qui sert de ligne de démarcation entre les belligérants de la guerre de Corée depuis 1953. Deux ou trois indications peuvent, tirées par les cheveux, établir un très, très loin rapport entre la pièce de Pommerat et la DMZ. Premièrement la réunification semble impossible, deuxièmement plus on se parle moins l’on s’entend, troisièmement le dispositif scénique est lui aussi un couloir mais pas tout à fait démilitarisé puisque c’est là que les affrontements se déploient.
Reprenons. Après « Ma chambre froide » avec une scène ronde bordée de gradins, après «Cendrillon » avec une scène à l’italienne, voici « « La réunification des deux Corées » avec des gradins disposés des deux cotés d’un « chemin de vie ». De quoi est-il question ? Un emprunt à La Ronde et Rien qu’un rève de Schnitzler, une inspiration  du scénario de Scènes de la vie conjugale, de Bergman mêlés à un véritable travail d’enquête sociologique qui n’ose dire son nom parce qu’elle n’est pas une fin en soi mais un moyen, un instrument, un outil pour faire théâtre.. Le résultat est époustouflant. En d’autres termes il s’agit d’une femme qui veut divorcer parce qu’elle préfère être seule que mal accompagnée, d’une femme qui ne veut pas rompre avec son amie tant que celle-ci ne lui a pas rendu cette part d’elle-même qu’elle lui a dérobée, d’une promise au mariage qui renonce parce son ex-futur époux a plus ou moins séduit ses sœurs, d’un prêtre qui rompt sa relation avec une prostituée parce qu’il est amoureux d’une autre, d’un pendu que sa femme a quitté pour le faire chanter et qu’elle ne verra même pas, d’un homme qui rend visite quotidienne à sa femme frappée d’Alzeimer, d’un père qui félicite son fils de partir à la guerre etc. Une vingtaines de saynètes qui portent toutes un titre autour de l’amour. Mais la couleur de l’amour chez Pommerat n’est pas le rose. Le noir plutôt, qui fait dire à l’un des personnages dans un cri désabusé : « L’amour n’existe pas, c’est un concept, une connerie!! Quelle connerie!« . Il est connu, trop connu, que l’amour peut être une tentative de retrouver une unité perdue. reunion_2_corees-3L’infini début d’une illusion : la recherche de sa moitié. Une illusion démultipliée par la rencontre avec l’autre moi. Idéalisation construite précisément pour être décevante. Ce qu’on aime dans l’autre : ce que l’on y a déposé de soi, histoire de se tromper en toute mauvaise foi. Histoires de couples. Sauf que Pommerat ne semble avoir retenu de la définition du couple que la toute première : lien pour attacher les animaux. De la mécanique  du couple il passe au couple de la mécanique  ce système de deux forces égales, parallèles et dirigées en sens contraire l’une de l’autre. Alors ça dérape. Forcément ça dérape. Dans le dérisoire d’une tentative de retrouver ce que l’on croit avoir perdu, alors même que l’on est sans savoir ce que l’on a perdu. A demander à l’autre de venir combler le manque on le conduit dans une impasse. Pour mieux lui en faire le reproche. L’amour dans ces conditions est un semblant, le tremblement d’un semblant, dans le tâtonnement, la tendresse et parfois la violence du froissement des corps qui s’usent à s’éprouver. Il y a peu d’espoir d’une amélioration. A vouloir éclaircir une situation, à vouloir lever les malentendus on ne fait qu’ajouter la confusion à la confusion. Toutes les saynètes apparaissent construites sur ce mode. Un mot est dit. Il est mal compris. Un autre mot vient pour préciser et ne fait qu’accroitre le mal entendu. Il y  a juste une étincelle qui éclaire en contrepoint la possibilité d’un amour heureux avec How Deep Is Your Love, le tube des Bee Gees. L’espace sonore est souvent saturé entre deux saynètes, comme pour souligner un désir de ne rien entendre à ce qui vient d être démontré. L’actrice et chanteuse, Agnès Berthon, entre anorexie et androgynie, dans un lamé blanc à la Presley ajoute au trouble et assure les transitions tandis que les noirs et lumières entre vapeurs et brumes du scénographe, Éric Soyer, soulignent le brouillage des repères entre réalité et fiction.
reunion_2_corees-2Si la bi-frontalité du dispositif convoque le spectateur face au miroir de la représentation, celui-ci tente de s’en extrait par le rire, un rire un peu étranglé car sous le dérisoire pointe comme une aiguille, une férocité à peine déguisée. Les personnages du théâtre de Pommerat ne sont pas des constructions héroïques. Il les puise dans la quotidienneté ordinaire de la vie. Il met en scène des Monsieur-et-Madame Tout-le-monde qui croulent sous le poids de bagages trop lourds pour leurs maigres épaules. Il nous les montre à nous qui ne voulons pas voir, ne voulons pas entendre, et il le fait somme toute avec tendresse et toujours avec humanité. Enfin; il faut le rappeler les comédiens de la compagnie Louis-Brouillard de Joêl Pommerat font preuve d’une qualité de jeu qui donne toute sa mesure dans la précision du geste, la justesse de l’intonation, le sens du placement à nulle autre pareille. Cette troupe solide est sans conteste, une des meilleures que l’on puisse voir et ce, depuis longtemps.

Paris, le 23/12/2014

R.S.

Ateliers Berthier,
Eric Soyer,
Joël Pommerat,
La Réunification des deux Corées,
Odéon-Théâtre de l’Europe

Photos:  Elisabeth Carecchio