« La religion la plus anthropocentrique » : les racines chrétiennes de la crise écologique

— Par Youness Bousenna —

Le christianisme nous aurait-il coupés de la nature ? Le débat est vif depuis que l’interprétation occidentale de cette religion a été dénoncée, dans les années 1960, comme la « matrice » de la modernité et de l’exploitation brutale des ressources de la planète.

Certains dialogues se nouent sur des décennies, parfois des siècles. En 2015, les initiés n’ont pas seulement lu Laudato si ( « Loué sois-tu ») comme une encyclique révolutionnaire, la première jamais consacrée à l’écologie par un pape. Ils ont aussi compris que François entendait affronter l’une des plus graves mises en cause intellectuelles de l’Église, formulée un demi-siècle plus tôt. L’historien américain Lynn Townsend White (1907-1987), lui-même presbytérien, n’était pourtant pas un ennemi du christianisme. Mais, en publiant dans la grande revue américaine Science l’article « Les racines historiques de notre crise écologique », en mars 1967, ce médiéviste spécialisé dans l’histoire des techniques allait ouvrir une controverse qui, aujourd’hui encore, reste vive.

Dans ce texte, issu d’une conférence prononcée en décembre 1966, Lynn White émet une thèse particulièrement subversive : la crise écologique a été rendue possible par l’émergence, au cours du Moyen Age européen, d’une interprétation du christianisme qui en a fait « la religion la plus anthropocentrique que le monde ait connue ». De cette « matrice chrétienne » est issue toute notre modernité, affirme Lynn White, et en particulier la science, qui a offert à l’Europe sa supériorité technique sur le reste du monde et créé un rapport à la nature fait d’exploitation et de brutalité.

En soutenant une telle affirmation, l’historien allait déclencher une querelle philosophique, historique et théologique d’une intensité inédite, au point que son article est désormais l’un des plus commentés de ces dernières décennies – il totalise, à ce jour, près de 8 200 citations, selon Google Scholar (le service de Google permettant la recherche d’articles et de publications).

Vision « despotique »

Le cœur de la controverse porte sur la Genèse. Certains versets du premier texte de l’Ancien Testament, qui constitue le socle des trois monothéismes (le judaïsme, le christianisme et l’islam), placent l’homme en surplomb de la nature. Il y est écrit que Dieu « créa l’homme à son image » et lui dit : « Soyez féconds et multipliez-vous, remplissez la Terre et soumettez-la. Soyez les maîtres des poissons de la mer, des oiseaux du ciel, et de tous les animaux qui vont et viennent sur la Terre. » C’est cette vision « despotique » qui s’est imposée jusqu’à notre modernité, selon Lynn White, et c’est à elle que répond Laudato si, cinquante ans plus tard. Bien entendu, le pape François ne nomme jamais l’historien américain ni ne mentionne son article. Mais le philosophe Dominique Bourg l’assure : « Le chapitre théologique de l’encyclique est évidemment une réponse à Lynn White. »

En invitant à chercher l’origine de la crise écologique en amont de la modernité, Lynn White attaque de front deux fondements de l’Occident : la science et la religion chrétienne

Référence incontournable du débat depuis 1967, Lynn White n’est pas le premier à dénoncer les racines chrétiennes médiévales de notre modernité industrielle, généralement considérée comme une rupture radicale avec le passé. L’ampleur prise par son article ne se comprend qu’à l’aune de son contexte : il intervient dans une décennie marquée, aux Etats-Unis, par les grandes contestations pacifiques et civiques, et l’émergence d’une contre-culture critiquant les fondements mêmes de la civilisation occidental…

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