La question linguistique haïtienne / Textes choisis

Robert Berrouët-Oriol et Hugues Saint-Fort
Éditions Zémès
288 pages
Port-au-Prince, juin 2017

 Q.1Le National : En 2011, vous avez co-rédigé, avec le linguiste Robert Berrouët-Oriol et al, le livre de référence « L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions » (Éditions de l’Université d’État d’Haïti et Cidihca). Aujourd’hui, à Livres en folie, vous publiez « La question linguistique haïtienne / Textes choisis » (Éditions Zémès). Qu’apporte de nouveau cette publication aux lectorats d’Haïti et de la diaspora ?

R.1 – Hugues Saint-Fort : Le livre « L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions » que mes collègues linguistes Robert Berrouët-Oriol, Darline Cothière, Robert Fournier et moi avons publié en 2011 est un livre de référence, c’est-à-dire un ouvrage fait pour être consulté, dans la lignée d’un dictionnaire ou d’une encyclopédie par exemple. Il nous renseigne théoriquement sur des concepts  de base de l’aménagement linguistique et de la didactique des langues, comme  une politique linguistique, une législation linguistique, la didactique du créole et du français en Haïti… Il explicite les enjeux de l’aménagement linguistique en Haïti et formule des propositions pour faire face à « l’épineuse problématique linguistique haïtienne. »

Dans ce livre que j’ai co-écrit avec mon collègue linguiste Robert Berrouët-Oriol, il s’est agi pour nous d’aller au-delà de l’enseignement ou de la discussion théorique pour aborder de front les questions les plus pertinentes et les plus actuelles de la brûlante problématique linguistique haïtienne : en quelle langue doit être conduite l’école en Haïti ? À quand un dictionnaire de langue (unilingue créole) en Haïti ? Quel est le rapport entre langue et politique dans une société créolophone comme celle d’Haïti ? Est-il aujourd’hui possible de dégager les caractéristiques d’ensemble du marché de la traduction en Haïti ? 

Le lecteur trouvera aussi un large éventail de discussions relatives à la créolistique, discipline universitaire qui s’appuie sur la science du langage et des langues pour étudier les langues créoles. Ce syntagme désigne un ensemble de langues naturelles qui ont émergé au cours des dix-septième et dix-huitième siècles dans le Nouveau Monde à la suite de l’expansion coloniale européenne et de la traite esclavagiste. Les nations européennes impliquées dans cette expansion coloniale étaient le Portugal, l’Espagne, la France, l’Angleterre et la Hollande. La plupart des historiens estiment que durant la traite esclavagiste, plus de 10 millions d’Africains furent capturés et déportés dans les Amériques pour travailler dans les plantations de sucre. Ces Africains provenaient surtout de la côte ouest connue sous le nom de « Slave Coast », (Togo, Bénin), et du « Gold Coast » (Ghana). Le créole haïtien fait partie de ce groupe de langues et a pris naissance dans la colonie française de Saint-Domingue. Il a vraisemblablement été créé entre 1680 et 1740 (selon l’hypothèse du linguiste américain John Victor Singler) par des locuteurs africains adultes au cours du processus d’acquisition d’une variété orale régionale du français qui était parlée par les colons français de Saint-Domingue, au plus fort de la production sucrière de la colonie.

Q.2Le National : « La question linguistique haïtienne / Textes choisis » s’articule autour de trois grands axes et inventorie de multiples facettes de la situation linguistique au pays : la créolistique, la terminologie et l’aménagement linguistique. Ces trois grands axes procèdent-ils d’une contrainte éditoriale ou s’agit-il d’un choix méthodologique ?

 

R.2 – Hugues Saint-Fort : Ces trois grands axes qui structurent notre livre, la créolistique, la terminologie et l’aménagement linguistique, rassemblent le cœur des thématiques qui traversent la problématique linguistique haïtienne : la nature du créole haïtien qui a évolué à partir de l’émergence d’une langue de contact au sein du système de plantation de la colonie française de Saint-Domingue pour devenir une langue pleine, entière et complètement autonome ; la lente construction d’unités lexicales qui ont forgé leur propre sémantisme au fil des siècles et de leurs particularités culturelles ; le nécessaire aménagement linguistique, gage de la coexistence pacifique du français et du créole.

Q.3Le National : La généralisation de la scolarisation en créole haïtien est aujourd’hui une nécessité soutenue par un nombre croissant d’enseignants. Est-ce là une option valable et irréversible pour l’avenir du système éducatif national ? La scolarisation en créole haïtien nous oblige-t-elle à exclure le français du système éducatif national ?

R.3 Hugues Saint-Fort : Il est réconfortant de constater que de plus en plus d’enseignants haïtiens  soutiennent et pratiquent une scolarisation en créole haïtien. Cela a pris du temps car la Réforme Bernard qui a lancé l’usage de la langue créole dans les écoles a commencé officiellement  en 1979, soit près de 40 ans maintenant. Rappelons que selon cette Réforme, le kreyòl devait être la langue d’enseignement durant les quatre premières années de scolarisation, et que le français devait être enseigné oralement durant la première année scolaire. Le français écrit ne devait être enseigné qu’au cours de la troisième année scolaire. L’objectif de la Réforme Bernard, telle qu’elle était planifiée par celui qui était alors le Ministre de l’éducation à l’époque, était de former des « bilingues équilibrés » vers la fin des premières dix années de scolarisation, connues sous le nom de « cycle fondamental ».

L’esprit de la Réforme Bernard était de démocratiser l’accès à l’éducation pour toutes les catégories sociales du pays. Le Ministre de l’éducation voulait briser la forte inégalité linguistique  à l’œuvre dans la société haïtienne. Malheureusement, les classes dominantes haïtiennes ont tout fait pour empêcher cette réforme de prendre pied dans le corps social haïtien et l’ont largement sabotée. Cette réforme n’a jamais pu être appliquée  complètement dans toutes les écoles de la République et l’institution qui était considérée comme le fer de lance de la Réforme, l’Institut Pédagogique National (IPN), fut rapidement dissous.    

Malgré toutes ces difficultés, on ne peut pas dire que la réforme Bernard a complètement échoué. Il existe encore quelques attardés qui manifestent leur nostalgie  d’un système complètement tourné vers une langue, le français, qui n’est pas comprise par la majorité des écoliers haïtiens,  bloquant de ce fait l’apprentissage scolaire et retardant le développement mental. Mais, le passage au kreyòl au sein du système éducatif national est devenu une option incontournable. Le succès de la création de l’Académie du créole haïtien (Akademi Kreyòl Ayisyen, AKA) est là pour en témoigner. 

Votre question « La scolarisation en créole haïtien nous oblige-t-elle à exclure le français du système éducatif national ? » est intéressante et me donne l’occasion de répondre de la manière la plus franche et la plus directe. Il n’est absolument pas question que le français soit exclu du système éducatif national. Si Haïti est un pays fondamentalement créolophone et que le kreyòl est « la langue qui unit tous les Haïtiens », le français a toujours été présent dès les débuts de notre histoire et a joué un certain rôle dans la constitution de notre identité. Ce n’est pas notre langue maternelle et il n’y a qu’une faible minorité de locuteurs haïtiens qui parlent, comprennent, lisent et écrivent le français avec un degré de compétence sans reproche. L’idéal serait que cette langue joue un rôle de langue seconde dans la société haïtienne, c’est-à-dire une langue qui n’est pas la première langue (L1) du pays mais qui peut être utilisée en tant que moyen de communication en éducation et au sein du gouvernement, dans des conditions strictement définies à la suite d’un aménagement linguistique mis en place par l’État. 

Q.4Le National : Dans « La question linguistique haïtienne / Textes choisis », plusieurs de vos textes sont rédigés en créole. Est-il important, à vos yeux de linguiste, que des textes scientifiques ou de vulgarisation linguistique soient rédigés dans « la langue qui unit tous les Haïtiens », le créole ?

R.4 – Hugues Saint-Fort : Je vous remercie de cette question qui est, à mon avis, d’une importance capitale.  Pour les linguistes, toutes les langues se valent au niveau de leur structure ou de leur grammaire. Il n’y a que leurs représentations dans la société qui puissent contribuer à minoriser leur statut aux yeux de certains groupes. Mais, cela relève de facteurs externes qui peuvent être politiques, sociologiques, économiques, historiques…Dans le cas d’Haïti, la langue créole a longtemps été une langue utilisée oralement et son usage écrit pour toutes sortes de raisons a longtemps été presque inexistante. Les intellectuels haïtiens doivent acquérir l’habitude de communiquer à l’écrit  en kreyòl, publier des textes scientifiques, vulgarisateurs, ou fictionnels en kreyòl. C’est la seule façon pour le kreyòl de se constituer un capital symbolique et élever la culture de l’écrit dans le corps social haïtien.