La Promesse du korosol

— par Selim Lander —

Après sa mise en lecture en 2021 du récit d’Ina Césaire lors du festival des Petites Formes, Yna Boulangé présente cette fois son adaptation pour le théâtre de Moi Cyrilia gouvernante de Lafacadio Hearn. Rappelons qu’ Ina Césaire s’inspirait très directement des Contes des tropiques de Hearn et plus particulièrement de la dernière partie, « Ma bonne ». Ainsi s’établit une filiation qui à partir de Hearn (1850-1904) – dont on pourra néanmoins considérer les considérations sur les races comme passablement démodées – conduit jusqu’à notre Yna (avec Y) Boulangé en passant par Ina (avec I) Césaire (1942-2025).

Les Contes de Hearn qui font revivre Saint-Pierre avant la catastrophe sont un témoignage irremplaçable sur le peuple martiniquais d’antan qui vivait sur une île essentiellement rurale, où l’on se nourrissait principalement de ses propres ressources (1) et où, entre autres, les femmes pouvaient porter leurs bijoux sans crainte de se faire agresser (aujourd’hui seuls les malfrats arborent leur or !). Il y avait certes des pauvres, plus minces que ceux d’aujourd’hui mais il ne paraît pas qu’ils fussent plus malheureux pour autant, peut-être l’étaient-ils moins, avec moins de frustrations, moins de dérivatifs nocifs…

On l’aura compris, si les Contes de Hearn étaient au départ un simple témoignage insistant sur le pittoresque à destination des lecteurs anglophones, ceux des deux I/Yna jouent à fond sur la nostalgie d’un temps révolu. Et l’on ne peut que se laisser prendre à ces récits qui présentent la vie des anciens Martiniquais sous un jour sans doute enjolivé mais suffisamment crédible, comme peuvent en témoigner bien des Martiniquais d’aujourd’hui qui se souviennent des mœurs simples de leurs grands-parents ou arrière-grands-parents. Pour tous les lecteurs ou spectateurs d’aujourd’hui, ces récits – quelle qu’en soit la forme : conte, roman ou théâtre – sont l’occasion de mesurer l’ampleur des changements dans notre vie quotidienne, que l’on place à tort ou à raison sous l’étiquette du « progrès » (2).

Trois personnages dans la pièce, la servante Cyrillia (avec 2 l si l’on suit l’orthographe de Hearn), la protagoniste est interprétée par Sarah Fromager ; son amie est interprétée par Yna Boulangé elle-même ; quant à Hearn son rôle a été confié à Olivier Levesque, un comédien blanc nouveau venu (sauf erreur) sur le plateau de l’Atrium. Dans ce trio, seule la metteuse en scène a une grande expérience de la scène en tant que comédienne ou danseuse – elle n’a d’ailleurs pas besoin de parler pour attirer l’attention, tant elle sait faire varier son expression corporelle, ses mimiques – si bien que la comparaison avec ses deux comparses paraît inévitable, non que ces derniers n’aient pas su se montrer convaincants mais la différence est bien là. Le plus gênant était sans doute la diction de Sarah Fromager qui rendait certaines parties du texte difficile à comprendre, ce qui n’empêchait pas qu’elle jouât avec un bel entrain. Quant à Olivier Levesque, il a montré le meilleur de lui-même dans la scène où il jouait l’ivrognerie, avec quelques chutes remarquables et le phrasé décousu mâtiné de créole qui convenait à la situation.

La pièce contient de nombreux passages dans lesquels la servante explique à son maître divers aspects de la vie des Martiniquais, comme la recette du « cocoyage » ou la signification des pointes de la coiffe. Ces passages didactiques ne sont pas les meilleurs, surtout lorsque le public est déjà bien averti de telle ou telle de ces particularités. Les meilleurs moments, parce que les plus enjoués, les plus drôles, sont incontestablement ceux qui mettent les deux amies face à face. À la fin de la pièce Hearn succombe aux charmes de Cyrillia (et réciproquement), ce qui ne l’empêchera pas de l’abandonner avec un bébé. On aurait aimé un peu plus de chaleur dans la peinture de la passion amoureuse et la scène finale, celle de l’abandon, dans un grand vacarme, a de quoi surprendre.

Les critiques cherchent la petite bête (3) mais le public n’est pas obligé de faire pareil et il n’a pas manqué d’ovationner les trois comédiens au moment des saluts.

La Promesse du Korosol, 6 novembre 2025, Tropiques-Atrium, Fort-de-France.

 

(1) Hearn fournit néanmoins une liste assez large de denrées importées.

(2) On mesure en particulier le « progrès » à l’augmentation de l’espérance de vie. Et certes les Martiniquais vivent en moyenne plus longtemps qu’au début du siècle précédent. Par contre, alors que la vie frugale et simple favorisait la longévité des plus résistants, d’où un nombre impressionnant de centenaires par rapport à la population, la sédentarité, la nourriture trop riche n’ont pas le même effet.

(3) Sur ce sujet précis, on s’amusera à la lecture du « conte » (récit serait plus approprié) de Hearn intitulé « Bête-ni-pié ».