La prise en otage des enseignants ou l’instrumentalisation de l’école publique

— Par Saïd Bouamama —

tricot_cerveauIl est fréquent d’imputer à l’école publique la réparation des dégâts que les politiques économiques libérales produisent. Plus de trois décennies de paupérisation, de précarisation, de destruction des services publics, ont eu des effets catastrophiques sur la vie quotidienne des classes populaires (et plus récemment sur celui des couches moyennes). Et l’on voudrait dans ce contexte que l’école puisse être un « sanctuaire » protégé des bruits et nuisances d’un environnement social en crise multiforme.
Les orientations que le gouvernement vient d’adopter comme conclusion de son analyse sur les attentats meurtriers qui ont endeuillé notre pays ajoutent de nouvelles responsabilités et tâches aux enseignants. Ils ne sont plus seulement responsables de l’échec, du décrochage scolaire et du chômage par la préparation insuffisante au marché de l’emploi, mais également d’une citoyenneté et d’un civisme « insuffisant » des élèves, d’un apprentissage défaillant de la « laïcité », de la méconnaissance des « principes républicains » et de l’irrespect des symboles nationaux, notamment. 

Minute de silence ou l’injonction à s’émouvoir sur commande
Le jeudi 8 janvier, tous les établissements scolaires étaient appelés à organiser une minute de silence. Le jeudi 15 janvier, j’animais une journée de réflexion avec un groupe de mères de familles de la ville de Blanc-Mesnil. L’affluence était plus importante que d’habitude et la minute de silence fut bien sûr abordée. Ce sont d’abord les mères ayant des enfants en maternelle qui ont exprimé leur incompréhension, leur sidération et leur colère. L’organisation d’une minute de silence était facultative pour les maternelles et obligatoire pour les collèges et les lycées. Le contexte national, l’instrumentalisation politique de l’émotion, la surabondance d’images médiatiques, les discours sur la responsabilité de l’école, ont poussé de nombreuses sections maternelles à mettre en place ce moment de « recueillement ». « Mon petit est rentré en disant qu’il a dû rester longtemps sans parler », « Le mien m’a demandé si les fous allaient encore tirer sur des innocents », « Il m’a dit avec une mine triste que Charlie était mort », « A moi elle a dit que des messieurs tuent les enfants et que c’est pour ça qu’on est triste », etc. Heureusement, de nombreux enseignants de maternelle ont eu des réactions plus appropriées à l’âge de leurs élèves :

« Mais quand les enfants ont entre 2 ans et demi et 6 ans, que faire ? Que dire ? Quelle attitude adopter ? Sont-ils trop jeunes pour entendre ce qu’il s’est passé ? C’est ce que pensent six des huit directeurs et directrices d’école maternelle que Le HuffPost a contactés ce jour à Paris, Marseille, Reims et Lyon. Tous sont touchés par les événements de la veille et prennent très à cœur cette demande du Président de la République, même s’ils ne vont pas pouvoir y répondre. « Ils sont trop petits vous savez« , confirme la directrice d’une école maternelle du 13e arrondissement de Paris. « La minute de silence, nous allons l’organiser mais entre adultes, nous nous réunirons dans la salle des maîtres dans la journée. » Même avis à Reims, où l’enseignante de petite section que nous interrogeons assure, « en tant qu’adulte, on diffère cette minute de silence à ce soir pendant notre réunion pédagogique, mais avec les enfants, ce n’est pas possible, ils sont trop petits ». (1)

Il ne s’agit pas, bien entendu, de considérer nos petits enfants comme coupés de la société et des drames de la vie sociale. Les bruits du monde leur parviennent, surtout avec la place qu’a pris la télévision dans le quotidien de nombreuses familles. Ils sont percutés par les images aussi nombreuses qu’inutiles quand survient une catastrophe ou un attentat. Ils sentent et absorbent la peur, l’angoisse, l’indignation des adultes qui les entourent. Le besoin de l’enfant est dans ce contexte d’avoir des adultes disponibles pour répondre aux inquiétudes, au besoin éventuel de parler, aux interrogations parfois difficiles à formuler. Exactement l’inverse d’une minute de silence. Voici ce qu’en pense l’association nantaise de psychologues et psychomotriciens des « Pâtes au Beurre » :

« L’enfant n’est pas un adulte en miniature mais un adulte en devenir et ses capacités d’assimilation sont différentes des adultes ». Pour exemple un enfant de classe maternelle n’est pas en mesure de rendre hommage par une minute de silence : le silence c’est l’immobilité, l’absence de liens verbaux et c’est très anxiogène pour un jeune enfant ; de même de nombreux enfants d’âge primaire témoignent à la TV « que des gens ont été tués parce qu’ils dessinaient ». Il est important de se rappeler que l’expression privilégiée des enfants c’est le dessin, un langage à part entière qui soutient leur pensée et accompagne l’expression de leur vie intime. Qu’ils puissent penser que dessiner tue n’est pas constructif . » (2)

A partir des classes de primaire la minute de silence est obligatoire et prend donc la signification d’une injonction à s’émouvoir sur commande. La réaction de nombreux élèves était prévisible. Il faut vraiment être coupé des milieux populaires pour être surpris des centaines d’insubordinations qui ont eu lieu. Ce que les médias et les hommes politiques ont rapidement qualifié de « dérapages » est en fait l’agglomérat de plusieurs éléments : des provocations liées à l’âge des élèves, des réactions à une injonction, le refus d’une soumission, des élèves qui « ne se sentent pas Charlie », d’autres qui estiment que l’indignation est à géométrie variable, notamment. La seule réponse pédagogique possible à ces points de vue divergents est le débat contradictoire, l’argumentation, la réponse aux méconnaissances qui se révèlent… En lieu et place de quoi, la ministre de l’éducation nationale déclare :

« Même là où il n’y a pas eu d’incidents, il y a eu de trop nombreux questionnements de la part des élèves. Et nous avons tous entendu les « Oui je soutiens Charlie, mais », les « deux poids, deux mesures », les « pourquoi défendre la liberté d’expression ici et pas là ? » Ces questions nous sont insupportables, surtout lorsqu’on les entend à l’école, qui est chargée de transmettre des valeurs . » (3)

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