« La nuit des assassins » : une création prometteuse de Ricardo Miranda

Retenue pour le Festival d'Avignon en juillet 2014

—Par Roland Sabra —

la_nuit_des_assassins-4

« En éduquant l’enfant, les parents placent en lui leur conscience déjà formée et ils engendrent leur mort. Ce qu’ils lui donnent, les parents le perdent, ils meurent en lui. Les parents contemplent dans le devenir de l’enfant leur propre suppression dialectique » Hegel « Conférences »

La pièce « La nuit des assassins » écrite par José Triana à Cuba en 1964 a connu et connait encore un succès mondial plus particulièrement en Amérique du Sud et en Europe. De quoi s’agit-il ? Enfermés dans un grenier deux sœurs et un frère imaginent, miment, mettent en scène l’affirmation hégélienne bien connue selon laquelle« les enfants sont la mort des parents ». Prurit boutonneux, crise d’adolescence, révolte contre le Père ? Se contenter de cette lecture serait bien superficielle. Les frères Castro ne s’y sont pas trompés. Ils y ont vu un appel à la résistance à l’oppression et leur sens développé de la démocratie, comme chacun sait, a conduit au début des années 1980 José Triana à l’exil en France.

Il y a donc Lalo et ses deux sœurs, Beba et Cuca livrés à eux-mêmes, père et mère absents, et qui vont donner libre cours à leurs fantasmes de meurtre, d’assassinat de leurs parents, noyés dans l’illusion régressive que la liberté consiste à se débarrasser de la loi fût-elle simplement dans sa formulation première, familiale. S’affranchissant de toute contrainte formelle ils incarneront tour à tour leur rôle, celui des parents, des voisins, des forces de l’ordre, de la justice jetant le spectateur dans un trouble volontaire. La déconstruction apparente du fil narratif qui en résulte est l’image de la déconstruction de l’ordre social produite par la disparition du principe d’autorité. C’est que « passé les bornes il n’y a plus de limites » comme le disait Alphonse Allais repris dans La famille Fenouillard ou plus tard par Pierre Dac. Mais la révolte n’est pas la révolution elle n’est que tentative de négation d’un ordre existant sans affirmation d’une autre échelle de valeurs. Elle ne fait que conforter le pouvoir existant ,à l’instar de « l’esprit qui toujours nie » ( Méphisto)  Le double enfermement des personnages, dans le grenier et dans l’impasse existentielle où les conduit la seule dénonciation de l’oppression est figurée par la disparition des repères spatio-temporels. Si la première phrase de Lalo, le frère, est « Ferme cette porte », cette demande porte, si l’on peut dire, dans le vide car le lieu de l’enferment est sans issue. La critique sociale de José Triana concerne aussi la notion de révolution, prise ici dans son acception première, c’est-à dire, retour à son point de départ : après la dictature Batista, celle des frères Castro ? Qui oserait affirmer que la prostitution que Batista avait généralisée au point de faire de Cuba le bordel des États-Unis a disparu alors qu’elle n’a jamais été aussi florissante ? Les enfants du grenier ne reproduisent-ils pas de façon caricaturale les rapports de domination qu’ils dénonçaient chez leurs parents ?

Ce questionnement n’est qu’une partie de celui foisonnant qui émerge du travail réalisé par Ricardo Miranda avec ses comédiens. Il y a bien longtemps qu’une véritable création n’avait pas été proposée en Martinique. Celle-ci, un peu comme l’invitation imaginaire de Tahar Ben Jelloun faite à Jean Genet et à Samuel Beckett à prendre le thé du côté de Tanger nous balade plaisamment sur les chemins prisés du théâtre de l’absurde qui s’abstenant de toute démonstration convoque l’intelligence du spectateur à l’émergence d’un sens n’appartenant qu’à lui, même s’il peut être partagé.  Si les lumières méritaient une réflexion plus approfondie, la scénographie déclinée en trois couleurs, le noir, le blanc et le rouge, les ustensiles scéniques limités à des cubes et des paravents très ( trop) souvent manipulés, les costumes en noir et blanc façon Orange mécanique, dira avec justesse un metteur en scène martiniquais prodigue et bien connu, concourent à créer une situation d’enfermement dans laquelle subversion et transgression semblent inexorablement et répétitivement vouées à l’échec. Les trois comédiens, ont véritablement été dirigés avec cette empreinte, cette touche quelque peu baroque qui est celle du metteur en scène et qui s’accorde on ne peut mieux avec le texte de Triana. La multiplication des personnages les contraint à mobiliser une large palette dans leur jeu, ce qu’ils réussissent dans l’ensemble avec bonheur même si un travail d’affinage est encore à faire. On ne les distinguera pas car s’ils ont parfois tendance à jouer leur rôle sans toujours prendre en compte celui de leur partenaire, c’est que la représentation du 30 avril n’était que la première d’une série qui s’annonce fournie puisque ce travail prometteur s’en ira en Avignon au TOMA à La Chapelle du Verbe Incarné en juillet 2014. Et ce n’est que justice.

Au Théâtre Aimé Césaire les mercredi 30 avril, jeudi 2 et samedi 3 mai à 9H30.
Sur un texte de :José Triana
Mise en scène : Ricardo Miranda
Avec : Astrid Mercier
: Caroline Savard
: Guillaume Malasné
Régisseur général : Valéry Pétris
Affiche et identité graphique : Ludwin Lopez
« L’Autre bord Compagnie »

la_nuit_des_assassins-5

la_nuit_des_assassins-6

la_nuit_des_assassins-7