La notion de peur est une pierre de touche pour juger du caractère autoritaire du pouvoir

— Par Patrick Boucheron Historien, professeur au collège de France —

la_notion_de_peurAttaques terroristes suivies de la mise en place de l’état d’urgence, campagne électorale cristallisée sur des forces politiques agitant les inquiétudes et menaçant les institutions républicaines… Entre permanence déclarée du danger et multiplication des réponses sécuritaires, le climat de peur progresse. Dans un ouvrage qui vient de paraître, « l’Exercice de la peur-Usages politiques d’une émotion », l’historien du Moyen Âge Patrick Boucheron, récemment nommé professeur au Collège de France (il y prononce, le 17 décembre, sa leçon inaugurale, intitulée « Ce que peut l’histoire »), propose un « détour » par les peurs d’hier pour comprendre celles de notre actualité et l’usage qui en est fait.
La peur étant « un marqueur des ambiguïtés de l’exercice du pouvoir, notamment dans les sociétés démocratiques », écrit en introduction Renaud Payre, professeur de sciences politiques. Extrait.
On connaît le mot d’ordre de nombreux dirigeants dans l’histoire du monde, notamment de tout gouvernant d’un régime autoritaire : ayez peur, nous ferons le reste. Est-ce à dire qu’on tiendrait là l’un des invariants de l’histoire des pouvoirs ? De ce point de vue, on pourrait dire que l’expression « politique de la peur » est presque redondante : depuis Hobbes, il ne peut y avoir de politique que de la peur. Cependant, le slogan inverse ­ n’ayez pas peur ­ est tout aussi sinistre : si inspirer la crainte est le principe du gouvernement autoritaire, la tranquillité est son horizon, ce à quoi il tend.
Il est donc politiquement légitime d’avoir peur, non pas des cibles que les gouvernements désignent, mais de ce qui risque d’arriver réellement. Une peur brechtienne, en somme, celle de « Grand-Peur et misère du IIIe Reich », qui décrit, avec une lucidité proprement stupéfiante, non pas la crainte des atrocités, mais cette catastrophe lente à venir qui consiste en la lente et banale subversion des esprits, s’exprimant d’abord sur les scènes d’un langage déréglé. Dès lors, conjurer la peur ne signifie pas l’annuler, ni la tranquilliser, mais la ramener à une lucidité minimale afin de ne pas lui attribuer des noms d’emprunt.
Conjurer la peur, c’est lui donner son objet véritable, qui porte le beau nom de vigilance. Ce qui importe, en tant qu’historien mais aussi que citoyen, c’est bien de déceler dans les politiques de la peur où sont les calculs à l’oeuvre.
La notion de peur est donc une pierre de touche pour juger du caractère autoritaire ou non du pouvoir. Car, celui-ci devient véritablement tyrannique dès lors qu’il assigne à l’angoisse de ceux qu’il gouverne des cibles commodes et, si possible, lointaines pour la porter au plus loin des problèmes qui se posent réellement à eux. On connaît la chanson : dès le XVe siècle, les premières sources occidentales décrivent (évidemment pour les stigmatiser) l’arrivée des Bohémiens au coeur des villes.
ENNEMIS DE L’INTÉRIEUR
Le « Journal d’un bourgeois de Paris » évoque la crainte qu’inspirent ces nomades, dont la nation invisible est mystérieusement située « en Basse Égypte » : les hommes sont voleurs, les femmes lisent dans les lignes de la main (1). On les soupçonne de sorcellerie : l’évêque de Paris suggère de les expulser. Dans ce premier tiers du XVe siècle, ceux que l’on n’appelle pas encore Tziganes, Gitans ou Romanichels endossent pour la première fois l’habit peu enviable d’ennemis de l’intérieur. C’était le 17 août 1427 précisément, au moment où l’issue de la guerre franco-anglaise était des plus incertaines. Instabilité politique, ferveur mystique, inquiétude diffuse : tous les éléments sont en place pour dessiner la topographie d’un « paysage de la peur ».
« Paysages de la peur », tel est d’ailleurs le titre d’un beau livre (malheureusement méconnu) du médiéviste Vito Fumagalli (2), où il est question de ce que les historiens appellent encore parfois les « invasions barbares ». L’historien italien les décrit comme l’onde de choc d’une grande terreur, qui n’est cependant pas nécessairement irraisonnée ou irrationnelle.
Si l’on veut, en historien, peupler les paysages de la peur de personnages plus consistants que des fantômes ou des fantasmes ­ c’est-à-dire les animer d’acteurs historiques véritables ­, il ne faut pas se contenter de poser la question « qui fait peur ? », mais bien tenter de répondre à l’interrogation symétrique : « Qui a peur ? »
INSTRUMENTALISATION
Or de ce point de vue, la prudence est de mise. Les historiens exagèrent volontiers la crédulité des sociétés anciennes, comme les ethnologues l’ont fait longtemps pour les sociétés lointaines. Les supposer craintives est une manière de se rassurer sur notre propre courage. Ainsi que le rappelle le sociologue Bruno Latour, la croyance dans la croyance des autres est la manière dont les modernes s’assurent du fétiche de leur propre savoir : « Nous croyons que nous savons. Nous savons que les autres croient. » (3) Mais qu’en est-il réellement de ces « grandes peurs » dont raffolent les historiens, dès lors qu’ils prêtent toujours une efficacité maximale aux politiques de l’effroi dont usent les gouvernements habiles ?
il ne faut pas seulement poser la question : « qui fait peur ? » mais se demander symétriquement : « qui a peur ? »
Poursuivons l’exemple du XVe siècle. En dressant l’index d’un livre collectif qui prétendait en proposer une histoire mondiale (4), nous nous sommes rendu compte que le nom propre le plus cité était Tamerlan. Cela n’était ni délibéré ni prévu au départ.
En prenant le pouvoir au coeur de l’espace turco-mongol dans les années 1370, Tamerlan prétendait refaire la geste conquérante de Gengis Khan. Il affronta le sultanat de Delhi en 1398, puis les puissances mamelouke et ottomane en 1401 et 1402 ; l’année de sa mort, en 1405, il projetait de s’attaquer à la Chine. Jamais sans doute un homme ne fit autant parler de lui dans l’Ancien Monde, parce que jamais personne ne suscita avant lui une telle peur. L’histoire de la diffusion et de la déformation de ce nom (on l’appela Amir Temur, « l’émir de fer », ou Timur Lenk, « Timour le Boiteux », que les Occidentaux transformèrent en « Tamerlan ») raconte la mémoire d’un effroi mondial. Et après sa mort ?
On peut soutenir l’idée que la peur des Turcs devint la grande passion politique des Européens ­ peut-être même le principal ressort de leur histoire commune. Mais qui affecte-t-elle ? Les dirigeants, assurément, qui l’instrumentalisent aisément à des fins politiques ­ l’époque récente nous en offre malheureusement le spectacle tragique, dès lors qu’on en mesure les conséquences géopolitiques.
Mais lorsque des révoltés crient joyeusement, dans la Vénétie de la fin du Quattrocento, préférer vivre sous le gouvernement du Grand Turc plutôt que sous le joug des patriciens, que font-ils d’autre sinon retourner la politique de la peur contre ceux dont ils comprennent bien qu’ils en tirent bénéfice ?
(1) « Journal d’un bourgeois de Paris : de 1405 à 1449 », Colette Beaune (éd.), Librairie générale française, 1990.
(2) « Paysages de la peur : l’homme et la nature au Moyen Âge », de Vito Fumagalli, Éditions de l’Université de Bruxelles, 2009.
(3) « Enquête sur les modes d’existence : une anthropologie des modernes », de Bruno Latour. Éditions La Découverte, 2012.
(4) « Histoire du monde au XVe siècle », Patrick Boucheron (dir.), 2 vol., Hachette, coll. « Pluriel », 2012.

POUR EN SAVOIR PLUS. DÉBAT ENTRE PATRICK BOUCHERON ET COREY ROBIN, PRÉSENTÉ PAR RENAUD PAYRE, PRESSES UNIVERSITAIRES DE LYON, 2015, 84 PAGES, 10 EUROS. Issu d’un débat entre le médiéviste français Patrick Boucheron et le professeur de sciences politiques américain Corey Robin en novembre 2014, ce petit volume, via la forme vivante du dialogue dans lequel est passée en revue l’actualité de l’exercice de la peur, notamment à l’ère post- 11 septembre 2001, resitue la place de cette émotion dans les comportements politiques et l’usage que les gouvernants peuvent en faire – quels que soient le régime et l’idéologie concernés – à l’aide des ressources de l’histoire et de la pensée politique. Dans ce brillant et accessible échange, les deux débatteurs montrent que si les démocraties reposent sur une « inquiétude » (Tocqueville), « il appartient au bon gouvernement non pas de dévier l’attention vers des cibles secondaires mais de désigner le vrai danger », comme le dit encore P. Boucheron. Ce livre, achevé avant les attentats de novembre 2015, se clôt par un « post-scriptum » rédigé à la suite de ceux de janvier dernier.

Lire Plus => L’Humanté.fr

L’Exercice de la peur : usages politiques d’une émotion
Patrick Boucheron, Corey Robin, Renaud Payre
Éditeur : Presses universitaires de Lyon
Collection / Série : Grands débats : Mode d’emploi ; 3
Prix de vente au public (TTC) : 10 €
84 pages ; 110 x 180 cm ; broché
ISBN 978-2-7297-0896-2
EAN 9782729708962