« C’est une page d’histoire oubliée, que bien des Martiniquais eux-mêmes ignorent » : cette assertion liminaire pose d’emblée la question de l’amnésie collective qui frappe la mutinerie du camp de Balata, événement cardinal du basculement de la Martinique dans la France Libre de De Gaulle en juin 1943. Car il y a dans cette méconnaissance généralisée, qui touche jusqu’aux descendants directs des protagonistes de l’époque, bien plus qu’un simple effet d’érosion temporelle : une véritable économie politique de la mémoire où s’articulent les mécanismes de l’oubli institutionnel et les stratégies de résurgence mémorielle.
L’épisode de Balata s’inscrit dans cette temporalité complexe où l’histoire immédiate, celle qui se joue dans l’urgence de l’action – la mutinerie du commandant Henri Tourtet et de ses 200 hommes le 29 juin 1943 -, se trouve rattrapée, phagocytée par les grands récits structurants qui organisent la mémoire collective martiniquaise. D’un côté, l’histoire officielle de la départementalisation de 1946, cette intégration dans l’ensemble républicain français qui efface les aspérités de la période vichyste ; de l’autre, la figure romanesque des dissidents, ces jeunes héros partis dès 1939 sur de « frêles esquifs » rejoindre les forces gaullistes, incarnation parfaite de l’épopée résistante telle que la République aime à se la raconter.
Entre ces deux pôles mémoriels – l’institutionnalisation départementale et l’héroïsation des dissidents -, la mutinerie de Balata se trouve prise dans un angle mort de l’historiographie. Non qu’elle soit moins spectaculaire ou moins significative – elle marque après tout le moment précis du basculement politique de l’île -, mais parce qu’elle révèle une vérité plus prosaïque, moins glorieuse : celle d’une résistance qui naît de l’intérieur même de l’appareil militaire colonial, portée par un commandant métropolitain et ses troupes stationnées à dix kilomètres de Fort-de-France. Une résistance, en somme, qui ne correspond ni au schéma héroïque du départ vers l’inconnu ni à la narrative lisse de l’intégration républicaine.
Le témoignage de Jeanne Catayee, cette femme de 99 ans assise au pied d’une croix de Lorraine au Morne Rouge, cristallise toute l’ambiguïté de cette mémoire refoulée. « Il y en a qui trouvaient que c’était une imbécilité, et puis il y avait des gens qui voulaient défendre la France aussi », confiait elle à l’AFP, restituant dans cette simple phrase la polarisation qui traversait alors la société martiniquaise. Car la mutinerie de Balata ne s’inscrit pas dans l’unanimisme résistant que la mémoire collective aime à reconstituer a posteriori, mais révèle au contraire les fractures, les hésitations, les divisions qui caractérisent tout moment historique vécu dans sa complexité.
L’oubli de Balata procède ainsi d’une double occultation : celle qui efface les aspérités du réel historique au profit d’un récit lissé, et celle qui privilégie les figures individuelles héroïques – les dissidents partis en mer – aux dynamiques collectives plus ambiguës – la mutinerie d’une garnison. Dans cette économie mémorielle, l’épisode de Balata pâtit de son caractère trop institutionnel pour être romanesque, trop collectif pour être héroïque, trop prosaïque pour être épique.
C’est précisément cette ambiguïté que tentent de ressaisir aujourd’hui les initiatives de réhabilitation menées par le maire de Fort-de-France, Didier Laguerre, et les historiens qui « tentent d’exhumer l’épisode de Balata ». Le chantier d’insertion lancé sur les ruines du camp, permettant à « une trentaine de jeunes de réhabiliter le parcours et valoriser le camp », révèle une approche singulière de la transmission mémorielle : non plus seulement commémorative ou muséale, mais active, impliquant les nouvelles générations dans la reconstruction matérielle et symbolique du site. La plaque apposée à l’entrée du camp, devant laquelle se tient désormais la cérémonie d’hommage, matérialise cette volonté de réinscrire Balata dans l’espace public mémoriel.
Mais cette résurgence pose aussi la question des conditions sociales de la transmission historique. Comme le souligne Joëlle Cecina, enseignante en histoire, « la transmission n’est pas que livresque, elle doit être collective. Les aînés doivent en parler, la famille et nos élèves doivent s’intéresser à leur histoire ». Cette injonction révèle en creux l’échec des mécanismes traditionnels de transmission – famille, école, institutions – à perpétuer la mémoire de Balata, et la nécessité de réinventer les modalités du rapport au passé.
Car derrière la question apparemment technique de la connaissance historique se joue un enjeu plus fondamental : celui de la capacité d’une société à assumer la complexité de son passé, à intégrer dans son récit mémoriel les épisodes qui ne correspondent pas aux schémas héroïques ou victimaires convenus. La mutinerie de Balata, dans son prosaïsme même, dans son caractère à la fois décisif et oublié, révèle les mécanismes par lesquels une société construit son rapport à l’histoire – et les angles morts que cette construction produit nécessairement.
L’histoire, même oubliée, ne disparaît jamais complètement : elle attend, dans les jardins de Balata, que les conditions de sa résurgence soient réunies. Et peut-être est-ce là, dans cette tension permanente entre oubli et mémoire, effacement et résurgence, que réside la véritable leçon de l’épisode de juin 1943 : non pas dans la glorification d’un moment héroïque, mais dans la compréhension des mécanismes complexes par lesquels une société négocie son rapport au passé.
M’A