«La loi du marché» ou comment échapper à la réification?

— ParCorine Peluchon —

la_loi_du_marcheL’homme a refusé de mener un combat contre l’entreprise qui l’a licencié pour préserver sa «santé mentale». Contraint de se vendre comme une chose il veut, encore une fois, sauver sa dignité.

Le film de Stéphane Brizé, La Loi du marché, est un grand film dont on ne sort pas indemne. Cela n’est pas seulement dû à l’empathie que l’on éprouve pour le personnage principal incarné par Vincent Lindon, Thierry Taugourdeau, un chômeur de plus de cinquante ans qui a du mal à retrouver du travail après un licenciement. La force et l’originalité de ce film consistent à montrer l’impact de l’organisation du travail sur la subjectivité et sur nos rapports avec les autres. Nous sommes en présence d’un système que nous pouvons, faute de mieux, appeler «capitalisme», à condition d’ajouter qu’il ne se caractérise pas exclusivement par le fait que le profit ou la loi du marché règnent en maîtres, mais par l’existence de dispositifs qui fabriquent la réification, c’est-à-dire que les individus développent la tendance à éprouver leurs désirs et leurs buts selon le modèle de choses manipulables.

La réification, ainsi définie par le philosophe Axel Honneth dans un ouvrage éponyme (cliquez ici), n’est pas uniquement le fait de concevoir le monde environnant et les êtres comme des choses neutres ou des objets. Certes, la généralisation de l’échange marchand conduit déjà à cette dépersonnalisation des rapports sociaux dénoncée jadis par Georg Luckás. Cependant, les pratiques sociales qui sont propres à notre société et que ce film nous aide à décrire ont comme spécificité d’engendrer la réification considérée comme «l’oubli de la reconnaissance»:

«Le monde social revêt, comme c’est le cas pour le monde perceptif de l’autiste, la forme d’une totalité d’objets observables mais dépouillés de tout mouvement propre lié à une vie psychique, dépouillés de toute émotion». (Axel Honneth, La réification, trad. Stéphane Haber, Paris, Gallimard, 2007, p. 80).

Alors que la qualité de la connaissance et du travail dépend de la conscience que nous gardons de leur lien originaire avec une personne aimée et avec une activité qui a du sens, nous n’avons plus «conscience de tout ce qui résulte de la participation engagée et de la reconnaissance». La réification est le processus par lequel cette conscience se perd dans notre savoir sur les autres, mais aussi sur nous-mêmes, ce qui conduit Axel Honneth à parler également d’auto-réification.

Jouer le jeu ou pas

Comme on le voit dans l’entretien d’embauche qui est réalisé par Skype et au cours duquel ce ne sont pas tant les compétences passées de Thierry Taugourdeau que sa capacité à «se vendre» et à mettre en scène son futur engagement au sein de l’entreprise, les individus doivent fixer leurs sentiments de manière artificielle, leurs désirs et leurs buts étant éprouvés sur le modèle de choses manipulables, qu’ils adaptent à la demande et à ce qu’ils en perçoivent. Ceux qui ne jouent pas le jeu, comme Thierry, auquel on dit que son CV est mal fait, ne seront pas recrutés.

De même, dans le stage qui vise à lui apprendre à se présenter devant un éventuel employeur, il est sur le gril. Ses compagnons d’infortune décryptent son attitude, ses gestes, son regard, sa voix, disant que lorsqu’il parle, «c’est mou», qu’il donne l’impression d’être quelqu’un qui ne réfléchit pas avant de répondre aux questions qu’on lui pose, qu’à le voir, on n’a pas envie de le connaître ni de s’en faire un ami. Chacun d’eux a certainement été humilié dans sa vie professionnelle et, dans ce contexte où l’individu perd la conscience de ce qui le relie aux autres, il fait des remarques négatives qui mettent en cause la personne et la blesse. Au lieu de s’en tenir à des critères plus objectifs, liés aux compétences attendues pour un poste et au contenu, à ce qui est dit, au lieu d’émettre un jugement de manière également plus objective et argumentée, chacun s’en tient à ses impressions, qui sont définitives, et il signifie à Thierry Taugourdeau qu’il ne vaut rien.

Cette immixtion de l’affectif dans un domaine où les compétences et l’adéquation à une fonction devraient, par principe, prendre le pas sur la séduction et la manipulation, se retrouve dans la manière dont les supérieurs hiérarchiques font la morale aux employées qui ont commis de petits larcins, en récupérant des coupons de promotion, au lieu de les jeter, ou en passant leur carte personnelle pour bénéficier de points de réduction. La disproportion entre le délit et la peine (licenciement et, auparavant, séance d’humiliation entre quatre murs en présence de deux collègues devant lesquels il faut avouer sa faute) va de pair avec l’alliance, courante aujourd’hui, entre la froideur du management et de la bureaucratie et le subjectivisme : «je n’ai plus du tout confiance en vous», lance le supérieur hiérarchique à la caissière qui travaille dans ce magasin depuis des décennies et qui, jusqu’à ce jour, n’avait jamais commis la moindre faute. Il ajoute: «je ne peux pas travailler avec des gens en qui je n’ai pas confiance!»

La fabrication de la défiance

La dramatisation et la psychologisation des relations professionnelles infantilisent les employés et donnent un surcroît de puissance au supérieur dont, par ailleurs, on apprend qu’il est lui aussi sous pression, car il doit licencier quelques personnes en raison du faible nombre de départs en préretraite et d’ajustements nécessaires dans un contexte économique tendu….

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