« La limitation de la casse économique ne doit pas prévaloir sur la limitation de la casse sanitaire »

— Tribune par Collectif —

Pour que le confinement soit efficace, un collectif de fonctionnaires de la santé, des affaires sociales et de l’économie appelle le gouvernement, dans une tribune au « Monde », à imposer aux entreprises non essentielles l’arrêt de leur activité.

Tribune. Depuis désormais quelques semaines, nous savons que la progression de la pandémie du Covid-19 (coronavirus) est inéluctable et qu’elle aura des conséquences gravissimes. Pourtant, malgré un discours martial, notre gouvernement temporise. L’urgence est cependant bien là : tant qu’il est encore temps, arrêtons l’économie ordinaire.

Emmanuel Macron et Edouard Philippe affichent une prise de conscience de la gravité de la crise mais, « en même temps », ils ne se donnent pas les moyens de tout faire pour l’arrêter

Dans une économie de « guerre » contre le virus, comme le répètent les pouvoirs publics, ne devraient plus exister que trois objectifs : équiper les personnes qui sont devant, approvisionner celles qui sont derrières, et protéger tout le monde. C’est tout le paradoxe de l’utilisation de cette image par Emmanuel Macron et Edouard Philippe : ils affichent une prise de conscience de la gravité de la crise mais, « en même temps », ils ne se donnent pas les moyens de tout faire pour l’arrêter.

On le sait, les mesures de confinement sont le seul outil efficace dont nous disposons pour lutter contre la propagation de l’épidémie. Certes, le confinement a été partiellement mis en place, mais celui-ci repose sur une ligne directrice annoncée très clairement : la « responsabilité individuelle ». Les salariés non indispensables à l’économie ne sont pas tenus de s’arrêter, et l’impossibilité de télétravail est même un des motifs de laissez-passer officiel. Des travailleurs du bâtiment, de l’industrie, des banques, de l’artisanat sont encouragés à venir sur leur lieu de travail alors que leur activité n’a rien d’essentiel dans la crise que nous vivons. Chaque activité professionnelle présentielle maintenue fragilise pourtant le dispositif de « distanciation sociale » mis en place.

Tension à son paroxysme

Dans le même temps, on laisse les travailleurs des secteurs essentiels – agroalimentaire, traitement des déchets, chaînes logistiques alimentaires – continuer à travailler sans sécuriser leurs modalités de travail. Le maintien de ces activités renforce les inégalités déjà présentes habituellement : là où la majorité des cadres peut télétravailler, les autres salariés sont sommés de se rendre sur leur lieu de travail. Cette décision accroît en outre la tension, aujourd’hui à son comble, sur les biens sanitaires de première nécessité : masques, gel hydroalcoolique, gants, etc.

Cette tension arrive à son paroxysme chez les soignants. Dans les hôpitaux, les cabinets médicaux du pays, tous n’ont qu’une seule demande : pouvoir exercer leur métier sans se mettre en danger, et donc sans mettre en danger leurs patients. Ils et elles demandent des masques. Ceux-ci n’arrivent – au mieux – qu’au compte-gouttes et avec retard, accroissant encore la tension et le risque. On ne sait jamais quand, on ne sait jamais combien. Et tant que n’existera pas un discours clair au plus haut niveau de l’Etat, cela sera toujours trop tard et pas assez. Le dire devient urgent et indispensable : nous allons devoir gérer une pénurie grave. Et tous les moyens disponibles vont devoir être orientés vers la santé.

Trois mesures pourraient être prises immédiatement

Il est urgent d’inverser les priorités : la limitation de la casse économique ne doit pas continuer à prévaloir sur la limitation de la casse sanitaire. Trois mesures pourraient pourtant être prises immédiatement :

  • Réquisitionner les moyens de production des entreprises capables de produire masques, gels hydroalcooliques, respirateurs et autres matériels sanitaires.
  • Définir les secteurs d’activité qui ne sont pas essentiels à la vie de la nation et imposer aux entreprises concernées l’arrêt de leur activité le temps d’enrayer l’épidémie.
  • Contrôler strictement le respect des règles sanitaires et des mesures de protection des salariés dans les entreprises et les services essentiels à la vie de la nation.

Ce qui est particulièrement inquiétant, c’est que le gouvernement est vraisemblablement conscient qu’il faudra finalement s’y résoudre. Mais il retarde ses décisions et les prend au compte-gouttes, comme si gagner un jour ou deux d’ouverture des magasins ou un tour d’élections municipales avait la moindre importance et ne mettait pas gravement la population en danger.

Nous avons déjà changé de monde et le gouvernement fait mine de ne pas le voir

Nous avons déjà changé de monde et le gouvernement fait mine de ne pas le voir. Que les Bourses dévissent n’a aucune espèce d’importance : pendant cette crise, le marché est à l’arrêt et c’est la logistique qui a déjà pris le dessus afin d’organiser la distribution à la population des biens de première nécessité. Que la production et la consommation décrochent est une évidence, cela devrait devenir un quasi-objectif : plus nous resterons chez nous, plus nous ferons plonger l’activité économique, mais surtout plus vite nous contrôlerons l’épidémie.

Bien sûr, il faut soutenir les entreprises : elles sont la condition d’une reprise, demain. Le maintien des collectifs de travail est une nécessité. Le maintien de leur activité est également souhaitable, mais si et seulement si il n’aggrave pas la crise et ne met pas inutilement en danger la santé des travailleurs et des travailleuses. Dans tous les cas où l’activité doit se faire en présentiel et n’est pas strictement indispensable à la lutte contre la propagation du virus ou aux besoins essentiels de la population, il faut arrêter l’économie. Garantir totalement le maintien dans l’emploi, garantir les salaires, garantir tous les minima sociaux et revenus de remplacement, mais arrêter l’activité. Mettre l’économie sous perfusion, creuser la dette publique, mais endiguer la progression du virus.

Inverser drastiquement nos priorités

C’est un appel grave et solennel que nous faisons : prenons la mesure de la gravité de la crise qui est devant nous. Mettons de côté les croyances et les dogmes liés au « bon fonctionnement du marché », et mettons tout au service de la sortie de crise. Entrer réellement en guerre contre le virus nécessite d’inverser drastiquement nos priorités et de n’en conserver que trois : la santé, avant tout autre chose, l’approvisionnement, qui permet l’effort sanitaire et garantit une vie décente pour la population confinée, et la protection des personnes qui soignent et qui approvisionnent. Toute notre énergie doit être dirigée vers ces seuls objectifs, par exigence de justice et par souci d’efficacité. Toutes les autres activités ne sont pas seulement inutiles, elles sont dangereuses. Il est urgent de les arrêter.

Léa Guessier est le pseudonyme d’un collectif de fonctionnaires et de hauts fonctionnaires – tenus au devoir de réserve – en poste dans des ministères, collectivités et établissements publics des secteurs de l’économie et des finances, de la santé et des affaires sociales, de la sécurité sociale, du travail et de l’emploi.