La lettre ouverte de la société civile congolaise au roi des Belges

Dans une lettre ouverte, des intellectuels, des militants syndicaux et associatifs congolais pointent les limites des « regrets » exprimés par le roi des Belges en visite au Congo. Pour eux  » exprimer des regrets, c’est également annihiler toute chance de questionner certes la Belgique d’hier, mais également la Belgique d’aujourd’hui qui s’est installée dans une relation néocoloniale avec le Congo depuis son indépendance et qui a travaillé à rigoureusement miner toute possibilité d’éclosion d’une réelle démocratie au cœur de l’Afrique en mettant à mal sa souveraineté comme à l’époque ». Ils demandent au roi des Belges d’avoir « ce courage que n’ont pas eu (ses) prédécesseurs et qui permettra à votre Nation de construire son avenir en se regardant dans le miroir de l’Histoire. Faire une déclaration publique en faveur de la justice et des réparations pour les conséquences de la terreur initiée par votre famille sur nos terres ».

Lettre au Roi des Belges

Monsieur,

Nous vous écrivons au moment où vous vous trouvez sur le sol congolais depuis le mardi 7 juin 2022. Nous savons que le Congo a toujours eu une place spéciale pour le royaume de Belgique, car il a d’abord été la possession privée du Roi Léopold II, de 1885 à 1908, puis après payement compensatoire par l’Etat belge au roi, est devenu colonie belge de 1908 à 1960. Alors que ces tractations avaient lieu entre les sujets belges et leur roi, nombre de Congolais avaient déjà et allaient encore perdre la vie du fait de la férocité de l’ordre colonial.

Nous souhaiterions rappeler ici que l’entreprise coloniale belge a commencé par un mensonge. En effet, afin de pouvoir avoir une colonie comme d’autres pays européens de l’époque, lorsque Léopold II a arrêté son choix sur le Congo, celui-ci s’est présenté comme un « humanitaire » ayant à cœur de libérer le Congo de l’esclavage. Cependant, la solution qu’il entendait proposer pour remédier à l’économie esclavagiste qui s’était installée sur le continent grâce à des hommes comme Tippo Tip, était la colonisation.

S’associant à ce marchand d’esclaves à certains endroits, et par l’entremise de son envoyé Stanley, il fera signer des documents particuliers aux chefs locaux. Ces derniers, en apposant un X à la fin du document, et en échange d’un morceau de tissu, promettaient en leur nom et au nom de leur descendance, de librement lui céder pour l’éternité́ la souveraineté et tous les droits souverains liés à leurs territoires. Ainsi, les routes qui seraient développées, le gibier, la pêche, les minerais ou encore les forêts de ces territoires devenaient l’absolue propriété du roi des Belges représenté par son association de l’État Indépendant du Congo (EIC). Quant aux autres terres, elles seront déclarées vacantes et deviendront également propriété de l’EIC.

Le vol des terres et de la souveraineté des peuples du Congo ne sera que la première étape dans son entreprise d’assujettissement. Leopold II instaurera le travail forcé pour mettre en valeur « sa colonie ». Récolte de latex, dont a besoin l’industrie automobile européenne naissante, collecte d’ivoire, mise à disposition de nourriture pour les colons sera le lot quotidien de millions de Congolais. La Force publique, qu’il crée aussi, est chargée de contrôler les rendements, vérifier que les nombres assignés soient respectés. Elle est invitée à brutaliser ceux qui ne peuvent faire face à ces obligations. Pour s’assurer de la coopération des populations, on n’hésite pas à emprisonner les femmes et les enfants dans des camps de concentration où les sévices sexuels sont monnaie courante. Il arrive également que des individus soient chicotés ou tués pour l’exemple et les mains coupées étaient la preuve que chaque cartouche donnée à un soldat avait été utilisée à bon escient. Cette exploitation sauvage du Congo va rapporter des bénéfices énormes aux différentes sociétés que Leopold II va créer, donc à lui-même et par la suite à sa descendance.

Ce n’est que forcé par des actes et des mouvements de résistance congolaise générant une campagne internationale initiée par ED Morel sur les crimes commis au Congo et le pillage systématique de ce territoire que Léopold II cédera le Congo à l’État belge. Rappelons également que 38 % à 49 % du budget de l’EIC était consacré aux dépenses militaires, c’est-à-dire à la brutalisation des peuples du Congo qui furent, rien qu’à cette époque, réduits de moitié par la sauvagerie belge massacrant par millions et réprimant toute forme de résistance.

La période allant de 1908 à 1960 sera également caractérisée par une économie de prédation de la part de la Belgique qui tirera d’immenses profits de l’exploitation minière au Congo. Le travail forcé ne sera nullement aboli. Ainsi, 11 % de la population recrutée au Kasaï pour travailler dans les mines mourront en chemin du fait des mauvais traitements et les cadavres de ces Congolais seront appelés déchets. Les Congolais construiront des villas afin que les colons puissent vivre agréablement. Ils construiront également des routes, des chemins de fer et des hôpitaux, non pas pour « développer » ou rehausser le niveau de vie et le bien-être de la population, mais pour pouvoir acheminer les ressources pillées et ces marchandises qui feront les bénéfices de la colonie. Les dispensaires de santé étaient destinés à conserver une main d’œuvre en santé suffisante que pour pouvoir effectuer toute la besogne. Quant aux écoles, elles servaient à formater les Congolais à l’administration coloniale, non pas pour devenir de brillants sujets, mais pour accomplir des actes typiquement bureaucratiques administrant les bénéfices coloniaux.

C’est également durant cette période que l’État belge qui avait accepté de prendre en charge les dettes contractées par Léopold II, contractera lui-même des dettes pour ses investissements dont il gardera les bénéfices générés mais dont il transfèrera les dettes à l’État congolais en 1965 en toute illégalité ! Tout ça pour services rendus, oubliant que les Congolais appelés pour se battre lors des Guerres mondiales européennes qui ne les concernaient pas, sont morts par milliers et ont permis à la Belgique de s’asseoir à la table des vainqueurs. Oubliant également que l’annulation de la dette belge auprès des Etats-Unis avait été rendue possible grâce à l’uranium du Congo que la Belgique avait généreusement pourvu les Etats-Unis qui allaient ensuite fabriquer la bombe qui détruira Hiroshima et Nagasaki.

Qu’en ont tiré les peuples du Congo de tout ceci ? Ceux-ci ont vécu dans un système d’apartheid qui fera dire à Patrice Emery Lumumba au moment de l’indépendance : « Nous avons connu le travail harassant exigé en échange de salaires qui ne nous permettaient ni de manger à notre faim, ni de nous vêtir ou de nous loger décemment, ni d’élever nos enfants comme des êtres chers. Nous avons connu les ironies, les insultes, les coups que nous devions subir matin, midi et soir, parce que nous étions des nègres. Qui oubliera qu’à un noir on disait « Tu », non certes comme à un ami, mais parce que le « Vous » honorable était réservé aux seuls blancs ?». Pour ces mots qui traduisaient le calvaire qu’ont eu à vivre les Congolais durant septante-six ans, pour son désir de voir un Congo réellement libre naître, Patrice Lumumba, Premier ministre démocratiquement élu sera condamné à mort et exécuté par la Belgique et son roi Baudouin, aidés par les Américains. Son corps, celui de Maurice Mpolo et Joseph Okito seront taillés en morceaux et trempés dans de l’acide. Pour la Belgique, cette indépendance de vitrine devait constituer une transition vers la néo-colonisation car dans les faits, rien ne devait changer.

Ceci explique le soutien que la Belgique accordera au président Mobutu car c’était l’homme qui avait su préserver ses intérêts et avait montré en apportant aucun soutien à Lumumba qu’il était de son côté. Conseillers économiques, militaires belges défileront au Congo-Zaïre alors que le régime montrait des signes non démocratiques clairs. Ce n’est qu’au moment où les Etats-Unis voudront reconfigurer le pouvoir en Afrique centrale, qu’ils décideront que Paul Kagame et Yoweri Museveni étaient leurs nouveaux types de leaders, ostracisant ainsi Mobutu, que la Belgique s’autorisera des critiques à l’endroit du dictateur en perte de vitesse. Le roi Baudouin et la reine Fabiola ne manqueront pas, eux non plus, de visiter le Zaïre alors que les Zaïrois vivaient sous une dictature féroce.

Aujourd’hui alors que le Congo vit à nouveau des temps troublés, alors qu’il se débat face à un président issu d’une nouvelle fraude électorale et en quête de légitimité, la Belgique par l’entremise de votre visite lui apporte du soutien.

Au vu de tout ceci, Monsieur, que devons-nous, nous Congolais, entendre des regrets que vous avez exprimés au sujet des relations hautement questionnables que votre pays a entretenu et entretient avec le Congo et son peuple ? Le regret nous renvoie à l’idée d’impuissance, l’impératif de l’action en est complètement absent. Ceci suppose également que l’on fasse le choix de ne pas agir. La Belgique s’est beaucoup émue du fait que le gouvernement allemand ait reconnu avoir commis un génocide contre les peuples Hereros et Namas de Namibie et ait présenté ses excuses à ces populations pour les crimes commis. Des journaux belges se sont même demandé si ce n’était pas un dangereux précédent car bien entendu la question de savoir si un génocide avait été commis au Congo était sur toutes les lèvres. Le spectre qu’ouvre cette question est nécessairement celle de la justice et subséquemment celle des réparations. Or en exprimant des regrets face à ce passé tragique des Congolais cela permet d’enterrer celui-ci, de le rendre aphone pour transformer notre présent. Exprimer des regrets, c’est également annihiler toute chance de questionner certes la Belgique d’hier, mais également la Belgique d’aujourd’hui qui s’est installée dans une relation néocoloniale avec le Congo depuis son indépendance et qui a travaillé à rigoureusement miner toute possibilité d’éclosion d’une réelle démocratie au cœur de l’Afrique en mettant à mal sa souveraineté comme à l’époque.

Au vu de tout ceci, et contrairement à ce qu’ont exprimé les politiques congolais à ce sujet, nous refusons de faire silence sur les pillages, les viols, la chicote, les humiliations, les massacres ainsi que les « génocides » culturels, spirituels et identitaires qu’ont subi nos ancêtres. Nous refusons que l’assassinat de Patrice Emery Lumumba soit évacué́ au moyen de la rétrocession de sa dent alors que pendant soixante-et-un an elle a été gardée comme une relique d’autosatisfaction de la barbarie commise par l’État belge. Nous avons tiré de notre passé des convictions qui nous ont permis de développer un certain nombre de valeurs qui dérivent toutes de l’idée de la sacralité de la vie.

Quels Congolais serions-nous aujourd’hui si nous nous contentions de regrets alors que les crimes qui ont été commis contre le Congo et les Congolais commandent avant tout la justice ? Quels Congolais serions-nous si nous acceptions d’aller de l’avant alors que les relations futures qui nous sont proposées, comme celles de hier, ne s’inscrivent que dans la vassalité engendrant une mise sous silence de notre volonté de nous instituer comme peuple politique en prenant comme ferment de notre nation les souffrances immenses que notre peuple a subi aux mains du colonisateur ? La mémoire ne saurait se négocier car elle est notre boussole pour l’avenir, c’est elle qui nous dit le peuple libre que nous voulons être, l’engagement que nous prenons face à notre destin.

Dans une de nos langues, le lingala, nous utilisons le même mot pour dire hier et demain, lobi. Nos ancêtres ont montré par là le lien fondamental qu’il existait entre le passé et l’avenir, comment le second se nourrissait du premier. Donner une chance à cet avenir c’est avoir un regard réflexif et critique sur ce qui nous est tous arrivé, en Belgique, au Congo. Les regrets, outre le fait de produire de l’émotion en celui qui les exprime, ne permettent ni la transmission, ni une réconciliation réelle, ni sans doute l’impératif de justice.

Nous espérons, Monsieur, que vous aurez ce courage que n’ont pas eu vos prédécesseurs et qui permettra à votre Nation de construire son avenir en se regardant dans le miroir de l’Histoire. Faire une déclaration publique en faveur de la justice et des réparations pour les conséquences de la terreur initiée par votre famille sur nos terres ainsi que des excuses au nom de votre Royaume sont un minimum symbolique qui vous permettront à vous aussi de vous reconstruire sans porter le poids transgénérationnel de cette barbarie humaine.

Seules ces actions pourront constituer le point de départ d’une nouvelle relation entre nos deux pays.

Cher Philippe, nous vous remercions de l’attention que vous voudrez bien porter à notre lettre.

Respectueusement,

Les signataires :

  1. Armand Bukula, citoyen congolais,
  2. Ben Kamuntu, artiste et Militant de Lucha,
  3. Bénédicte Kumbu, militante de droits de l’homme,
  4. Bienvenu Matumo, militant de Lucha,
  5. Bopomi Bolapa Mino, militant de Filimbi
  6. Claude Kinyunyi, citoyen congolais,
  7. Claude Shokano, militant politique,
  8. Copernic Disanka, militant de Lucha,
  9. Dr Richard Ndambo, médecin,
  10. Guy Shungu Lama, citoyen congolais,
  11. Henry Mikiti Panda, citoyen congolais,
  12. Henry Pacifique Mayala, chercheur en sciences sociales,
  13. Jeanine Zenobita, citoyenne congolaise,
  14. Joel Mputu, citoyen congolais,
  15. Justin Murhula, journaliste engagé,
  16. Laetitia Munzadi, citoyenne congolaise,
  17. Nino Susu, citoyen congolais,
  18. Palmer Kabeya, militant de Filimbi,
  19. Salomon Zahiga, membre des ateliers de la République,
  20. Steward Muhindo, défenseur des droits humains,
  21. Valériane Ndena, citoyenne congolaise,
  22. Victor Tesongo, activiste de droits humains,
  23. Yves Diabikulwa Watumu, militant de Lucha
  24. Maguy Ndona Mavakala, citoyenne congolaise,
  25. Jean Paul Mualaba, militant de Lucha,
  26. Emmanuel Mabunguta, militant Mouvement Justice en Action

Source : L’Humanité.fr