« La forêt des illusions » : faisons un rêve !

— par Janine Bailly —

Il fallait, pour entrer dans « La forêt des illusions » laisser au seuil du chapiteau les certitudes de l’âge adulte, se défaire des règles que la raison impose et retrouver, à défaut de son âme d’enfant, sa capacité à croire et à s’émerveiller. Accepter de faire le voyage dans le monde des Esprits, descendre avec l’auteur et metteur en scène Grégory Alexander « dans le tréfonds de l’imaginaire guyanais », se laisser guider par deux acteurs merveilleux au cœur de la verte forêt hantée de mythes et de légendes : c’est à cela que nous conviait la Compagnie des Cueilleurs de Brume, venue de Cayenne, et ce nom seul déjà invite au rêve !

L’histoire, inspirée des mythes créoles et amérindiens, a tous les aspects du conte traditionnel, du conte qui fait peur, du conte qui étonne et émerveille. Elle nous dit le chemin d’apprentissage du garçon, joué avec ce qu’il faut de candeur par Devano Bathooe, quand il s’enfonce au cœur de la forêt profonde et sombre, ce domaine de Massala où a disparu sa grand-mère. Celle qui lui racontait les légendes de son pays, celle qu’on lui a cruellement enlevée, et il ne comprend pas le garçon, il n’accepte pas ce rapt sans raison, qu’une lettre par elle laissée lui révèle ! Il défiera les forces de la nature, des arbres, des racines, de la terre et de l’eau. Il rencontrera les Esprits, et s’il le faut Massala lui-même, le Maître du Grand Bois, « gardien de la porte des deux mondes, à la frontière entre le réel et le rêve ». 

Mais sur le chemin il y a d’abord le Grand Caïman blanc, celui qui cherche sa nourriture, et pourquoi ne mangerait-il pas le garçon, lui qui par sa couleur est empêché de trouver d’autres proies ? Non, il ne dévorera que la lettre, et laissera partir le garçon. Vers le territoire du Faune, où jamais il ne faut s’égarer, où « plus tu avances plus tu perds ton chemin », et « s’il entre dans tes pas il devient toi ». Est-ce, invisible, le Maskilili terreur des petits enfants guyanais ? Plus loin surgira la belle sirène, onduleuse et sensuelle, qui attire les hommes au fond de l’eau : « Viens, approche, regarde, ça brille, c’est de l’or, un lit d’or qui tapisse la rivière… l’or offre la grandeur à son maître… tu peux devenir riche ». C’est à cause de cet or que le Caïman devenu blanc est incapable de chasser, dira le garçon, et il ajoutera, seule référence à une réalité guyanaise qui voit les rivières polluées par les agissements des orpailleurs : « Ça ne sert à rien de faire autant de dégâts pour si peu ». Et quand prendra fin l’errance, que pour répondre à la question « Où sommes-nous ? », la voix de la grand-mère se fera entendre, consolante : « À l’endroit du feu qui se balade, là où j’ai toujours été… un feu, quelque part qui veille sur toi», alors la peur disparaîtra.

Tout dans le traitement de l’histoire concourt à la création d’un univers onirique. Pour incarner tour à tour ces personnages fantastiques, la chorégraphe Anne Meyer, outre le maquillage blanc et les costumes singuliers qu’elle revêt, utilise tout son art de la danse et du chant, corps articulé en lents mouvements, voix modulée en fonction du rôle incarné. Elle se meut au ralenti, décompose le geste qu’elle étire jusqu’à son épanouissement, invente une gestuelle particulière à chacune des créatures de la forêt. Inquiétante et tranquille tout à la fois, belle toujours jusque dans la monstruosité supposée. Des toiles tendues à la verticale et disposées sur plusieurs plans dans l’espace du plateau servent de supports aux projections d’images abstraites, créées par Marion Chombart De Lauwe. Poétiques et mouvantes, porteuses de la splendeur comme du mystère et des secrets de la forêt, ces illustrations figurent les mondes où chemine l’enfant. Une bande musicale originale signée Sylvain Santelli met la dernière note à l’atmosphère envoûtante dans laquelle baigne tout le spectacle.

Un parcours initié par la perte, un parcours initiatique puisque la forêt — qui « fait écho à la nuit intérieure » du garçon — transforme celui qui y pénètre… et nous ne sommes pas si loin de l’intrigue développée dans « Le collier d’Hélène », précédente production du Festival ! À la gravité tragique de l’une répondent la féérie et la magie de l’autre.

Fort-de-France

Le 19 janvier 2020