— Par Michèle Bigot —
2077! Nous voici plongés en pleine anticipation. Que se passera-t-il à cette date, redoutée ou espérée? Ce n’est hélas! pas si difficile de l’imaginer. Aujourd’hui déjà on entend les clameurs de ceux qui désespèrent de tout avenir de l’humanité sur terre et préfèrent réitérer l’histoire des hommes sur Mars. En imaginant, non sans quelque naïveté, qu’une société initiée par E. Musk pourrait apporter richesse et félicité à la société des hommes, quand il est manifeste que ces nouveaux prêcheurs ont une foi absurde dans le progrès technologique. Et tous les autres de trembler à l’idée de ce nouvel Eldorado imaginé par les oligarches du numérique! Comme le dit si justement le père ( interprété par Adam Diop) il existe deux définitions de l’espoir. La première, celle qui a cours, hélas, dans les esprits de beaucoup d’entre nous, comme dans l’esprit de la fille (interprétée par Alison Dechamps) est une projection heureuse dans un avenir forgé par l’I.A. On l’appelle encore « le progrès ». La seconde définition, celle que défend le père, et avec lui bon nombre de terriens qui refusent de sombrer dans le désespoir, repose sur un juste combat pour la défense de la justice et de la nature. Ils pensent que tout n’est pas perdu, et que la dernière des choses à faire serait de fuir!
Mais voilà, nous sommes en 2077 et le mal est fait: la terre a déjà connu non pas un mais deux effondrements. Et la fille a décidé de partir, de quitter la terre paternelle pour trouver refuge sur la planète rouge. Ce faisant, elle a accepté le contrat, un protocole qui stipule que pour tout recommencer à neuf il faut oublier. Tout oublier, sa famille, son histoire, comme celle de l’humanité. Tabula rasa, telle est la dure loi à laquelle doivent se plier ces nouveaux martiens. Le père fait tout son possible pour convaincre sa fille de revenir sur terre, ce qui est possible en droit mais inenvisageable pour elle. Une année entière s’écoulera entre le moment du départ et le moment où le retour deviendra impossible et l’oubli effectif.
C’est tout cet espace temporel que le père devra exploiter pour tenter de convaincre sa fille de la nécessité du retour. C’est à la fois peu et beaucoup. Chacun est seul dans son espace, lui sur la terre, elle sur Mars et ils ne peuvent communiquer que par messages. lesquels messages sont de plus en plus courts, de plus en plus désespérées, jusqu’à ce que s’installe un silence définitif. Le dispositif scénique sert merveilleusement cette infranchissable distance entre les deux univers. Sur un plateau tournant, à l’image du mouvement cosmique, on aperçoit tantôt le décor symbolisant la terre (racines et branches d’arbres) tantôt le paysage aridement rouge de Mars où se désole un globe enfermant les restes de la terre, pauvre plante désespéremment victime de l’enfer martien. Ce n’est pas seulement la tragédie d’une humanité schizoïde, définitivement déchirée entre deux malheurs (le premier malheur est bien humain, c’est l’effondrement des perspectives, le second malheur est encore plus effrayant, c’est « Le meilleur des mondes » un univers dystopique, entre Huxley et Orwell, où chacun aura abdiqué sa mémoire et avec elle sa liberté), c’est aussi le drame du conflit générationnel, l’incompréhension radicale entre parents et enfants.
En outre se profile à l’horizon du texte tous les drames liés à l’oubli, le deuil, les pathologies de la mémoire. Rien n’est plus douloureux que de sentir s’éloigner de soi les gens que vous aimez, emportés par l’oubli, effacés de l’existence par la perte de la mémoire, si ce n’est la mort des êtres chers et la séparation déchirante entre parents et enfants. Rien d’étonnant si à la fin de la pièce les spectateurs ont le coeur au bord des lèvres. La musique du fado, la saudade, qui accompagne les scènes nostalgiques où le père contemple les photos de sa fille en a déchiré plus d’un.
Carton plein pour ce spectacle signé Tiago Rodrigues, au meilleur de sa forme, ainsi que pour ses deux interprètes irréprochables. Preuve s’il en est qu’on peut obtenir le meilleur résultat avec un texte dialogué simple et une scénographie somme toute modeste mais efficace.
Michèle Bigot
LA DISTANCE
Tiago Rodrigues
Avignon IN, 2025
Distribution
With Alison Dechamps, Adama Diop
Text and direction Tiago Rodrigues
Translation Thomas Resendes (French), Daniel Hahn (English)
Scenography Fernando Ribeiro
Costumes José António Tenente
Lighting Rui Monteiro
Music and sound Pedro Costa
Artistic collaboration Sophie Bricaire
Assistant director André Pato
Trainee director Thomas Medioni