« La culture de la croissance ; les origines de l’économie moderne », de Joel Mokyr

À propos

On a beaucoup écrit sur la Révolution industrielle, ses lieux et ses étapes. Ce livre-ci prend le problème tout autrement. Il développe les conditions culturelles de cette révolution technologique et sociale. L’auteur, Joel Mokyr, professeur à Princeton et économiste parmi les nobélisables, est en même temps un historien de l’économie dont la réputation est internationale. Pourquoi la Révolution industrielle a-t-elle eu lieu en Europe et pas en Chine ou au Moyen Orient dont les conditions intellectuelles et sociales pouvaient faire des régions à prétention industrielle ? Pour l’auteur, le mérite de l’Europe n’est pas dans l’économie de marché ni dans l’innovation technologique mais dans une culture de la croissance qui s’enracine dans deux raisons, d’une part la fragmentation des États et des rivalités internationales et d’autre part, une République des sciences parallèle et intérieure à la République des Lettres. Les vraies raisons du développement européen tiennent à une forme de libéralisme qui fermente de 1500 à 1700 et s’épanouit avec les Lumières.

Traduction PIERRE-EMMANUEL DAUZAT 

******

D’Isaac Newton à Francis Bacon : comment les intellectuels ont été à l’origine de la croissance économique

Dans un essai érudit, l’historien Joel Mokyr voit l’innovation intellectuelle comme la source de l’essor économique moderne de l’Europe.

La question que tente de résoudre l’historien de l’économie Joel Mokyr, professeur à la Northwestern University, n’est ni plus ni moins que l’une des plus grandes énigmes de l’histoire de l’humanité. Comment expliquer l’essor économique moderne de l’Europe ? Alors que notre Vieux continent ne présentait pas d’avantage particulièrement décisif, il est soudain passé, à partir du XVIIIe siècle, de millénaires de relative stagnation à un développement économique vertigineux qui lui a offert le contrôle de la planète. Aborder un sujet aussi gigantesque revient à se confronter aussitôt à l’éternelle question de la poule et de l’œuf : qu’est-ce qui détermine l’histoire, l’évolution matérielle ou les idées ? La réponse est dans le CV de l’auteur.

 

Les connaissances avant la croissance

Avec un parcours jalonné d’ouvrages sur la créativité technologique (The Lever of Riches, 1990) et les origines de l’économie du savoir (The Gifts of Athena, 2002), l’approche de Joel Mokyr est forcément celle du primat de l’histoire intellectuelle. On ne saurait le lui reprocher – d’autant que l’auteur fait constamment preuve de prudence méthodologique –, mais il faut tout de même relever les implications d’un tel prisme. Il laisse en particulier de côté les interactions complexes entre démographie, géographie et énergie qui ont permis la suprématie de l’Europe sur le reste du monde. La thèse néanmoins convaincante de cet essai, paru aux États-Unis en 2016, est d’avancer qu’entre 1500 et 1700 « la culture et les institutions européennes ont été façonnées pour devenir plus propices au genre d’activités qui allaient finalement conduire aux bouleversements économiques d’où sont issues les économies modernes ».

L’ère de l’accumulation du capital a donc été précédée par deux siècles d’accumulation des connaissances, qui ont façonné une mentalité inédite ouverte à deux idées fondamentales : celle que le savoir a vocation à être appliqué dans la réalité, et que l’autorité intellectuelle classique peut être dépassée et améliorée par l’innovation. Ce cocktail a permis une hausse durable et « autopropulsée » du savoir, consacrée par le mouvement des Lumières puis la Révolution industrielle. Avec précision, et parfois beaucoup de détails, Joel Mokyr souligne que ce bouleversement est le « fruit des actions d’un petit groupe trié sur le volet » qu’il nomme « entrepreneurs culturels » et dont il fait d’Isaac Newton et Francis Bacon les parangons.

Une vision rationaliste qui a permis une opulence matérielle mais dans laquelle se loge, comme une malédiction, beaucoup des malheurs de notre temps

Il analyse longuement le rôle décisif jouée par la « République des lettres », ce mouvement transeuropéen qui a offert une circulation d’idées parmi les élites. L’auteur montre ainsi que, paradoxalement, la fragmentation politique des États – et donc la faiblesse des freins à la nouveauté – a favorisé ces échanges d’idées nouvelles. Cela constitue certainement une piste pour expliquer l’apparition du capitalisme industriel en Europe et pas dans la grande Chine impériale, qui présentait pourtant de nombreux atouts. Terminant son essai sur cette comparaison, Joel Mokyr relève aussi que le poids du spirituel chez les mandarins a pesé dans leur dédain du progrès matériel, alors que « l’Europe des Lumières s’est distinguée par un consensus croissant autour d’une vision mécaniste de l’univers ». Une vision rationaliste qui a permis une opulence matérielle mais dans laquelle se loge, comme une malédiction, beaucoup des malheurs de notre temps.

Joel Mokyr, La culture de la croissance. Les origines de l’économie moderne, Gallimard, 576 p., 36 €

Source : Marianne