La Constitution haïtienne de 1987 et la problématique de l’équivalence partielle entre les versions française et créole de l’article 5

—Par Robert Berrouët-Oriol, Linguiste-terminologue —

La recherche documentaire ayant précédé la rédaction de deux de nos derniers articles –« Aménagement et « didactisation » du créole dans le système éducatif haïtien : pistes de réflexion » (Le National, 24 janvier 2020), et « Le traitement lexicographique du créole dans le « Diksyonè kreyòl Vilsen », (Le National, 23 juin 2020)–, nous a valu de réexaminer les articles de la Constitution haïtienne de 1987 ayant un rapport avec l’aménagement du créole et du français en Haïti, en particulier les articles 5 et 40. L’article 5 se lit comme suit (en français) : « Tous les Haïtiens sont unis par une langue commune : le créole. Le créole et le français sont les langues officielles de la République » ; (en créole) : « Sèl lang ki simante tout Ayisyen ansanm, se lang kreyòl. Kreyòl ak franse, se lang ofisyèl Repiblik d Ayiti. » À la lecture de ces deux versions, le lecteur peut donc noter que la créole comprend un segment, « Sèl lang ki simante tout Ayisyen ansanm, se lang kreyòl », qui ne figure pas dans la version française originale à partir de laquelle elle a été traduite. Cette séquence créole est-elle un ajout délibéré et fondé, une divergence de fond ou une extension du sens de la version française originale ? Par quel mécanisme traductionnel ou idéologique la séquence originale « Tous les Haïtiens sont unis par une langue commune : le créole » a-t-elle été « traduite » ou remplacée par une autre séquence, « Sèl lang ki simante tout Ayisyen ansanm, se lang kreyòl » ? Ce constat porte en lui la problématique de l’équivalence partielle entre les versions française et créole de l’article 5 de la constitution haïtienne de 1987 : ces deux versions sont-elles égales en droit ? Est-il juste de poser que les deux versions ne sont pas d’égale valeur juridique et ne sont pas opposables ? Et en prenant en compte l’article 40 du texte constitutionnel qui fait obligation à l’État de publier tous ses documents officiels en français et en créole, n’est-il pas justifié de poser que l’absence d’une version créole de tous les documents officiels de l’État rendrait inopérante l’immense majorité des décisions exécutives et judiciaires adoptées dans le pays depuis 1987 ? Toutes ces questions sont de première importance : l’État haïtien doit-il se référer à la version créole ou à la version française de l’article 5 ou aux deux, simultanément, en matière d’aménagement linguistique ? Faut-il aménager uniquement le créole en vertu de la version créole de l’article 5 ? Des individus ou des institutions peuvent-ils se référer à la version créole uniquement pour exclure le français du champ linguistique haïtien et proclamer le créole seule langue officielle du pays ?

Pour répondre à ces questions avec clarté, il faut se placer dans le contexte de la rédaction et de la promulgation de la Constitution haïtienne adoptée par référendum à une très large majorité en 1987. À cette fin nous avons réexaminé le texte constitutionnel de 1987 et sollicité l’éclairage de plusieurs témoins et analystes (constituants, juristes, traducteurs, membres de la société civile…) et nous avons également passé en revue les fondamentaux de la rédaction juridique bilingue tels qu’ils sont enseignés dans les écoles de traduction ainsi que dans les universités canadiennes. De manière unanime, ces fondamentaux nous enseignent que les deux versions linguistiques d’un même texte juridique doivent être également authentiques et égaux, sinon ils peuvent occasionner des interprétations différentes selon la conjoncture et les intérêts politiques en jeu et ils pourraient aussi donner lieu à l’adoption de lois contradictoires. Ainsi, pour qu’un texte constitutionnel soit d’égale valeur juridique dans les deux langues officielles, il doit être scrupuleusement rédigé selon le principe de la stricte égalité notionnelle dans les deux langues. À titre d’exemple, au Canada, la Loi constitutionnelle de 1982 (la Charte canadienne des droits et libertés) est l’un des deux textes fondamentaux de la Constitution du Canada. Quant aux langues officielles, cette Charte dispose que :

–Article 16. (1) English and French are the official languages of Canada and have equality of status and equal rights and privileges as to their use in all institutions of the Parliament and government of Canada.

–Article 16. (1) Le français et l’anglais sont les langues officielles du Canada; ils ont un statut et des droits et privilèges égaux quant à leur usage dans les institutions du Parlement et du gouvernement du Canada.

Qu’en est-il du créole et du français : disposent-ils d’« un statut et des droits et privilèges égaux » dans notre charte fondamentale ? La Constitution haïtienne de 1987 est à plusieurs égards un document historique innovant et de premier plan : elle consigne des ruptures profondes d’avec les précédentes constitutions et elle pose les bases de l’établissement d’un État de droit pour la première fois dans l’histoire nationale. Il faut ainsi prendre toute la mesure de plusieurs des traits majeurs de sa configuration : elle est la première constitution votée en version bilingue en Haïti depuis l’Indépendance de 1804 ; elle pose l’affirmation de la plénitude des droits citoyens pour l’établissement d’un État de droit ; elle inscrit un profond rompement d’avec la négation totale des droits citoyens qui a eu cours durant la sanglante dictature des Duvalier ; et elle proclame le créole, aux côtés du français, langue officielle pour la première fois dans l’histoire nationale. La Constitution haïtienne de 1987 est aussi la première charte fondamentale qui fournit, aux articles 5 et 40, les bases juridiques de l’aménagement simultané du créole et du français en Haïti. Elle précède et s’inscrit ainsi dans l’esprit de la Déclaration universelle des droits linguistiques de 1996. En provenance de plus de quatre-vingt dix É́tats et des cinq continents, plus de deux-cents personnes se sont réunies le 6 juin 1996 à Barcelone pour proclamer cette Déclaration.

Les données que nous avons recueillies sur le processus d’élaboration de la Constitution haïtienne de 1987 mettent en lumière un certain nombre de faits. Ainsi, bien qu’elle n’ait pas été rédigée par des spécialistes de droit constitutionnel, cette charte fondamentale consigne avec hauteur de vue les normes de l’organisation et de la gouvernance de l’État ainsi que l’ensemble des droits citoyens qu’elle garantit. En cela, les avocats, les professionnels d’horizons divers et les militants des droits humains de la société civile qui faisaient partie de l’Assemblée constituante de 1987 ont effectué un extraordinaire et novateur travail d’élaboration de la première Constitution démocratique de l’histoire moderne du pays. Au début du travail d’élaboration de la charte de 1987, les articles étaient rédigés exclusivement en français. Suite aux fortes revendications de membres de la société civile, notamment du MAD (Mouvman aksyon demokratik), les constituants ont accepté l’idée qu’il fallait produire une version créole de manière simultanée. C’est dans ce contexte que l’Assemblée constituante a fait appel à Pauris Jean Baptiste comme traducteur du français vers le créole. Dès son arrivée, il a rapidement traduit les articles auparavant pensés puis rédigés en français. Les articles traduits ont été dès lors validés et votés un par un, au fur et à mesure en français et en créole par l’Assemblée constituante. Le travail de l’Assemblée constituante a été diffusé par les médias d’État afin de tenir la population informée de l’avancée du processus d’élaboration de la charte fondamentale.

En faisant appel à un traducteur consultant pour produire la version créole du document constitutionnel, l’Assemblée constituante de 1987 s’est engagée dans un processus traductionnel différent de la rédaction juridique bilingue simultanée au sens strict. Cela se comprend car il n’existait pas de tradition de rédaction juridique bilingue simultanée en Haïti et jusqu’à présent les textes de loi, au pays, sont rédigés et votés uniquement en français en dépit des obligations consignées à l’article 40 de la Constitution de 1987. La rédaction juridique bilingue, stricto sensu, s’entend du processus où tous les articles d’une loi sont simultanément conceptualisés et rédigés dans deux langues avant d’être validés et votés. Ce processus vise à produire des lois dont le sens, l’esprit et les effets juridiques sont d’équivalence stricte dans les deux langues officielles. (Voir Karine McLaren, « La production de textes législatifs bilingues authentiques au Canada :
la corédaction et la traduction démystifiées » / Mémoire de maîtrise, Université de Moncton, 2016 ; dans la
documentationcapitale.ca) La version créole de la Constitution de 1987 est donc une traduction de la version française, article par article, et elle a été votée comme tel et en même temps que la version française. Cela nous a été confirmé par des constituants et par Pauris Jean-Baptiste, traducteur auprès de la Constituante de 1987, dans le courriel qu’il nous a adressé le 18 juin 2020 et qu’il nous a autorisé à citer suite à notre demande d’éclairer le processus traductionnel à l’Assemblée constituante : « Ni tèks kreyòl la, ni tèks franse a, Asanble konstityant lan te vote yo atik apre atik. » Dans ce processus traductionnel, la notion de « rédacteur-légiste » a été dissoute au profit des seules compétences du traducteur consultant non légiste, et aucun témoignage, aucun document public ne nous renseigne sur l’existence d’un cahier des charges qui aurait éventuellement fixé des balises de rédaction juridique à l’Assemblée constituante de 1987, balises pouvant notamment calibrer le recours à une procédure, à une méthode de rédaction législative capable de garantir des versions linguistiques de qualité rédactionnelle égale. On notera au passage que la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti –où enseignaient en 1987 les linguistes Pierre Vernet et Pradel Pompilus–, n’a pas été associée au processus traductionnel de la version française de la Constitution de 1987.

C’est donc dans le contexte d’un processus traductionnel du français vers le créole –et non pas dans celui d’un chantier de rédaction juridique bilingue simultanée au sens strict–, qu’il faut situer la problématique de l’équivalence partielle entre les versions française et créole de l’article 5 de la Constitution de 1987. Tel que précisé plus haut dans cet article, la version créole comprend un segment, « Sèl lang ki simante tout Ayisyen ansanm, se lang kreyòl », qui ne figure pas dans la version française originale à partir de laquelle elle a été traduite. Pour bien comprendre l’apparition de ce segment entièrement nouveau dans la version créole, nous avons sollicité l’éclairage de Pauris Jean-Baptiste, traducteur auprès de l’Assemblée constituante de 1987. Dans le courriel qu’il nous a aimablement adressé le 18 juin 2020, celui-ci assume que « (…) tèks kreyòl Konstitisyon an se pa yon tradiksyon mo pou mo. Se pou sa Asanble te mande pou mwen te toujou prezan nan mitan li pou byen kapte sans konklizyon yo sou chak atik. Kidonk tèks kreyòl la se plis yon pwodiksyon dinamik ki eseye respekte jeni lang kreyòl ayisyen an, ni nan chapant li, ni nan gangans, ni nan powetik li. » Il est aisé d’en convenir, « la traduction mot pour mot » n’est enseignée dans aucune école de traduction et le phénomène de « translittération » ne figure pas non plus au palmarès des règles de base de la traduction professionnelle. Deux assertions de l’éclairage de Pauris Jean-Baptiste méritent un bref mais attentif examen : l’idée de « production dynamique » (« yon pwodiksyon dinamik ») et celle de « génie de la langue créole » (« jeni lang kreyòl ayisyen an »). L’idée de « production dynamique », qui ne fait pas appel aux sciences du langage, ne justifie en rien l’ajout du segment « Sèl lang ki simante tout Ayisyen ansanm, se lang kreyòl » dans la version créole du texte constitutionnel. Car il s’agit bien d’un ajout au texte français de départ, et un ajout de cette taille et d’une telle amplitude n’est pas une « production dynamique » mais plutôt une « production nouvelle » qui institue une vision, un cadre idéologique qui ne sont pas présents dans la version française. Cette idée de « production dynamique » n’a pas la même signification que le concept d’« équivalence dynamique » ou d’« équivalent naturel le plus proche » à l’œuvre chez Eugène Nida, le grand théoricien de la traduction de la Bible (voir en particulier ses deux livres « Message and Mission (The communication of the Christian Faith) », New York, Harpers, 1960 ; « From One Language to Another », Nashville, Camden, New York, Thomas Nelson Publishers, 1986.) D’autre part, l’idée du « génie de la langue créole » (« jeni lang kreyòl ayisyen an ») n’a aucune valeur scientifique et ne repose pas sur la linguistique entendue comme science descriptive de la langue dans toutes ses composantes, pas plus qu’elle ne repose sur les enseignements de la jurilinguistique. La notion de « génie de la langue » est un fourre-tout, à la limite une improbable métaphore, qui fait référence, sans pouvoir l’expliquer, aux rapports réels existant entre langue et culture et ces rapports sont connus depuis la nuit des temps. Ainsi, « C’est ce qu’on caractérise alors par le « génie de la langue », expression sans doute obsolète, mais [autrefois] fréquemment utilisée dans les manuels de traduction pour souligner l’interdépendance de la langue et de la culture. Pour Lederer, par exemple, « le mot “génie” implique qu’il existe des règles non écrites à la fabrication des phrases, des manières de structurer le texte que l’autochtone manie intuitivement » (voir Mi-Yeon Jeon et Annie Brisset : « La notion de culture dans les manuels de traduction », revue Meta, volume 51, Numéro 2, juin 2006, p. 389 – 409 / Presses de l’Université de Montréal.) L’ajout du segment « Sèl lang ki simante tout Ayisyen ansanm, se lang kreyòl », qui ne figure pas dans la version française originale à partir de laquelle elle a été traduite, aurait donc été effectué selon d’improbables « (…) règles non écrites (…) » justifiant à postériori la préséance d’un prétendu « génie de la langue créole ». Celui-ci, en aucun cas, ne saurait tenir lieu de principe de base en traduction juridique ni en traduction scientifique et technique et il ne permet pas de se conformer rigoureusement à la règle d’égale autorité en traduction comme en rédaction juridique.

La règle d’égale autorité entre les deux versions d’un texte juridique bilingue est explicitée entre autres dans l’analyse de Louis-Philippe Pigeon, « La traduction juridique – L’équivalence
fonctionnelle », parue dans « Langage du droit et traduction – Essais de jurilinguistique », Conseil supérieur de la langue française, Éditeur officiel du Québec, 1982. Louis-Philippe Pigeon,

avocat et professeur de droit constitutionnel à l’Université Laval, puis juge à la Cour suprême du Canada, nous enseigne en effet que « La traduction par équivalence [stricte] est d’ailleurs le procédé dominant. Dans « Les problèmes théoriques de la traduction », Georges Mounin écrit : « Au lieu de dire, comme les anciens praticiens de la traduction, que la traduction est toujours possible ou toujours impossible, toujours totale ou toujours incomplète, la linguistique contemporaine aboutit à définir la traduction comme une opération, relative dans son succès, variable dans les niveaux de la communication qu’elle atteint. « La traduction, dit Nida, consiste à produire dans la langue d’arrivée l’équivalent naturel le plus proche du message de la langue de départ, d’abord quant à la signification, puis quant au style. » Ce serait encore une vue fixiste, anti dialectique, que d’immobiliser cette formule et de croire qu’étant donné deux langues, étant donné tel message et sa traduction, cet équivalent naturel le plus proche serait donné une fois pour toutes. La traduction peut toujours commencer, par les situations les plus claires, les messages les plus concrets, les universaux les plus élémentaires. Mais s’il s’agit d’une langue considérée dans son ensemble y compris ses messages les plus subjectifs à travers la recherche de situations communes et la multiplication des contacts susceptibles d’éclairer, sans doute la communication par la traduction n’est-elle jamais vraiment finie, ce qui signifie en même temps qu’elle n’est jamais inexorablement impossible. » (Sur la règle d’égale autorité voir également l’étude de Karine Mclaren, « Bilinguisme législatif : regard sur l’interprétation et la rédaction des lois bilingues au Canada », Revue de droit d’Ottawa, 21, 2015, CanLIIDocs 154.)

La réflexion consignée dans l’article que nous publions aujourd’hui provient d’une relecture critique de la Constitution de 1987. Elle est induite par le re-questionnement des obligations découlant de l’article 5 du texte constitutionnel : c’est cet article de la Constitution de 1987 qui est au fondement premier de la constitutionnalité de l’aménagement du créole et du français en Haïti. Pareille constitutionnalité est renforcée par l’article 40 de la loi-mère qui dispose qu’« Obligation est faite à l’État de donner publicité par voie de presse parlée, écrite et télévisée, en langues créole et française aux lois, arrêtés, décrets, accords internationaux, traités, conventions, à tout ce qui touche la vie nationale, exception faite pour les informations relevant de la sécurité nationale. » On pourrait dès lors parler de « la constitutionnalisation de la langue » au sens où l’entend la juriste Anne-Marie Le Pourhiet dans le compte-rendu « Langue(s) et Constitution(s) » paru dans la revue Raisons politiques (2001/2, no 2). La langue, en particulier la langue maternelle, ne doit pas être appréhendée comme un fétiche enfermé dans l’équation figée « langue = identité », elle doit plutôt être analysée comme objet social pouvant être aménagé selon une vision articulée de la politique linguistique de l’État. Et toutes les fois que l’on étudie les dispositions linguistiques constitutionnelles d’un pays, il ne faut pas perdre de vue ce à quoi renvoie le terme même de « Constitution » : « Tout juriste sait bien qu’une constitution ne se lit pas comme un contrat commercial ou un plan d’urbanisme, de façon technique et littérale. Ce qu’exprime avant tout la loi fondamentale d’un pays, c’est une philosophie politique, un choix de société, une façon d’être ensemble. » (Anne-Marie Le Pourhiet, op. cit.)

Il faut dès lors prendre toute la mesure que l’ajout du segment « Sèl lang ki simante tout Ayisyen ansanm, se lang kreyòl » dans la version créole de l’article 5 de la Constitution de 1987 est une opération de nature idéologique paradoxalement destinée à établir une hiérarchisation entre les deux langues de notre patrimoine linguistique, le créole et le français, alors même que cet article 5 de la loi-mère consacre la co-officialité égalitaire des deux langues. L’ajout du segment « Sèl lang ki simante tout Ayisyen ansanm, se lang kreyòl » est une opération idéologique au sens où il s’agissait d’avaliser dans l’espace public et de faire figurer, dans la version créole de l’article 5 du texte constitutionnel, la vision ultra-nationaliste d’une orthodoxie politico-culturelle selon laquelle seul le créole a su assurer l’unité de la nation avant et après 1804, à l’exclusion d’autres facteurs historiques revendiqués par certains chercheurs (par ex. le vodou, les intérêts convergents des classes sociales opposées à l’esclavage colonial, etc.). Cette opération idéologique ressort du « nationalisme linguistique », courant aux XIXe et au XXe siècles, qui entend fédérer sinon agglutiner les notions de langue et d’identité nationale. (Sur le « nationalisme linguistique, voir l’étude du sociolinguiste Henri Boyer, « Identité (nationale), nationalisme linguistique et politique linguistique. Réflexions à partir de quelques situations contemporaines », Les cahiers du GEPE, N°8/ 2016. Langue(s) et espace ; langue(s) et identité, Strasbourg : Presses universitaires de Strasbourg, URL : http://www.cahiersdugepe.fr/index.php?id=2948) En validant et en votant l’ajout à l’article 5 de la loi-mère du segment « Sèl lang ki simante tout Ayisyen ansanm, se lang kreyòl », l’Assemblée constituante de 1987 a donc cautionné la vision ultra-nationaliste d’une orthodoxie politico-culturelle et ouvert la voie à des interprétations différenciées du texte constitutionnel. De plus, en avalisant un parti pris idéologique plutôt que la règle d’égale autorité en rédaction juridique bilingue, l’Assemblée constituante de 1987 a fait l’impasse sur le fait que les versions française et créole de l’article 5 de la Constitution de 1987 ne sont pas d’égale valeur juridique et qu’elles ne sont pas opposables. 

Sans perdre de vue que la linguistique nous enseigne que toutes les langues sont égales, qu’il n’y a pas de langues « inférieures » ou « supérieures », et que l’usage dominant d’une langue ressort des rapports socio-économiques et politiques instaurés dans un territoire donné –en Haïti, l’usage dominant du français s’apparie à la minorisation institutionnelle du créole depuis 1804–, la question de la hiérarchisation entre les deux langues de notre patrimoine linguistique dans le texte constitutionnel a été abordée par l’un des très rares juristes haïtiens qui s’intéresse à la dimension constitutionnelle de la question linguistique au pays. En effet, le juriste Alain Guillaume, enseignant-chercheur à l’Université Quisqueya, dans une remarquable étude titrée « L’expression créole du droit : une voie pour la réduction de la fracture juridique en Haïti » (in Revue française de linguistique appliquée, vol. XVI, 2011/1), pose que « [l’article 5 du texte constitutionnel] opère à n’en point douter une hiérarchisation parmi les langues officielles dont les effets restent à déduire. Il semble même qu’il y a un renversement de situation au bénéfice du créole considéré désormais comme l’élément intégrateur, la langue commune qui unit tous les Haïtiens. » Cette idée de « hiérarchisation parmi les langues officielles » en Haïti, couplée à celle de « l’élément intégrateur », le créole, mérite d’être approfondie parmi les linguistes, les historiens et les juristes, d’autant plus qu’elle semble s’opposer au caractère égalitaire de toutes les langues et au fait que l’article 5 du texte constitutionnel consigne une obligation, celle de l’égalité entre les deux langues officielles, le créole et le français. Dans cette optique, l’on ne peut à la fois reconnaître le principe d’égalité entre les deux langues officielles et poser, dans le même temps, qu’il y a une hiérarchisation de fait entre elles dans le texte constitutionnel.

Par-delà ce questionnement et ces réserves, il importe de retenir que c’est l’article 5 de la Constitution de 1987 qui est au fondement premier de LA CONSTITUTIONNALITÉ DE L’AMÉNAGEMENT SIMULTANÉ DU CRÉOLE ET DU FRANÇAIS EN HAÏTI. Tel est l’esprit de cette loi constitutionnelle quant aux langues en usage au pays, et il est tout aussi légitime de poser que l’aménagement du créole, aux côtés du français et à parité statutaire avec le français, doit être au cœur de l’aménagement de nos deux langues officielles dans l’optique pionnière de l’efficience des droits linguistiques de l’ensemble des locuteurs haïtiens. (Voir nos articles « Nouvel éclairage sur l’aménagement du créole en Haïti », Le National, 3 septembre 2017, et « Partenariat créole/français – Plaidoyer pour un bilinguisme de l’équité des droits linguistiques en Haïti », Le National, 7 novembre 2019.)

Comme on l’a vu ces dernières années, des individus, s’appuyant sur la version créole de l’article 5 de la Constitution de 1987, s’estiment autorisés à prêcher l’exclusion du français du champ linguistique haïtien et ainsi proclamer le créole seule langue officielle du pays. Cette vision sectaire, qui nie le caractère historique de notre patrimoine linguistique bilingue, conduit à un cul de sac étranger à l’esprit de la Constitution de 1987 qui, dès son « Préambule », appelle à « fortifier » l’unité nationale. La parité statutaire entre nos deux langues officielles doit être davantage explicitée et, surtout, consignée dans le futur énoncé de politique linguistique de l’État haïtien. Le romancier et essayiste Lyonel Trouillot en a fait un remarquable plaidoyer en ces termes : « La seule politique linguistique pouvant corriger le déficit de citoyenneté perpétué par la situation linguistique d’Haïti me semble être la construction à moyen terme d’un bilinguisme créole-français pour l’ensemble de la nation. La tentation facile de considérer le français comme une langue étrangère comme une autre, l’anglais par exemple, me semble un refus délibéré de tenir compte d’une donnée fondamentale : la nécessité de préserver la spécificité culturelle de notre État nation dont l’une des composantes est le patrimoine linguistique. » (Lyonel Trouillot : « Ki politk lengwistik pou Ayiti ? », Le Nouvelliste, Port-au-Prince, 7 juillet 2005.)

À notre connaissance, depuis la promulgation de la Constitution de 1987, aucune loi n’a été rédigée et votée en créole. Le Code civil haïtien et tous les autres textes juridiques fondamentaux du pays ne sont toujours pas disponibles en créole. Au plan juridique perdure l’usage dominant du français couplé à la minorisation institutionnelle du créole. L’examen de l’équivalence partielle entre les versions française et créole de l’article 5 de la Constitution de 1987 renvoie à la problématique plus large de la « didactisation » du créole que nous avons abordée dans notre article « Aménagement et « didactisation » du créole dans le système éducatif haïtien : pistes de réflexion » (Le National, 24 janvier 2020). Comment, dans les domaines technique et scientifique comme dans le domaine juridique, le créole doit-il nommer des réalités nouvelles et définir des notions, des concepts, des idées en conformité avec le système de la langue créole ? Quelles sont les règles qui doivent présider à l’élaboration du métalangage dont a besoin le créole pour nommer des réalités nouvelles et définir des notions qu’il rencontre pour la première fois au cours de son évolution naturelle ? L’examen de l’équivalence partielle entre les versions française et créole de l’article 5 de la Constitution de 1987 renvoie également à la nécessité de la professionnalisation de la traduction juridique comme d’ailleurs à celle de la rédaction juridique, technique et scientifique au pays. Le métier de traducteur (technique, scientifique ou juridique) doit être rigoureusement acquis dans le cadre d’une solide formation spécialisée relevant du mandat institutionnel de la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti.

Montréal, le 6 juillet 2020