« La censure se communautarise »

La philosophe Carole Talon-Hugon dénonce un « tournant moralisateur dans l’art » et un nouveau type de censure qui s’exprime par la pétition ou par les tribunes.

— Propos recueillis par Thomas Mahler —
2019 resterera-t-elle comme une année sombre pour la liberté d’expression dans le domaine artistique ? Cette année, un film, J’accuse, a été déprogrammé de plusieurs salles publiques du fait d’accusation de viols contre son réalisateur. Une mise en scène des Suppliantes d’Eschyle n’a pu être joué à la Sorbonne pour cause d’un anachronique « blackface ». Une pétition a exigé le retrait d’une fresque d’Hervé Di Rosa au Palais-Bourbon alors que celle-ci célèbre pourtant l’abolition de l’esclavage. Spécialiste d’esthétique, la philosophe Carole Talon-Hugon a publié aux PUF un livre passionnant, L’Art sous contrôle, où elle analyse comment les artistes, après des décennies de transgression, sont devenus obsédés par la morale, et comment est apparu un nouveau type de censure émanant non de l’État, mais de groupes communautaires. Nous précisons que cet entretien a été réalisé avant le déclenchement de l’affaire Matzneff.

La philosophe Carole Talon-Hugon. Le Point : Le J’accuse de Polanski retiré de plusieurs écrans, l’affaire des Suppliantes d’Eschyle à la Sorbonne, une pétition contre la fresque de Di Rosa au Palais-Bourbon… 2019 a-t-elle été une année noire pour la liberté d’expression dans le domaine artistique ?

Carole Talon-Hugon : Puisque nous sommes dans le domaine artistique et que s’y joue quelque chose de plus spécifique que la liberté d’expression, je préfère parler de menaces pour la liberté de création. Jusqu’il y a peu de temps, l’art était considéré comme un domaine à part qui avait progressivement conquis son autonomie entre la Renaissance et le XIXe siècle. On considérait volontiers qu’il n’était pas soumis aux lois ordinaires ; les demandes de censures étaient moquées comme des manifestations d’un ordre moral arriéré, et suscitaient des levées de bouclier. On se souvient, par exemple, que le procès intenté à l’exposition « Présumés innocents » à Bordeaux en 2000, poursuivie pour « diffusion de l’image d’un mineur présentant un caractère pornographique » par une association de la protection de l’enfance, avait suscité une pétition largement signée déclarant : « Nous tous, artistes, chercheurs, créateurs, intellectuels, diffuseurs, travaillant dans tous les domaines des arts, nous nous alarmons aujourd’hui des menaces qui pèsent sur nos libertés de pensée, de création et d’expression. » Mais, depuis quelques années, est arrivé en France un nouveau type de censure, dont les cas se multiplient de manière inquiétante. Nouveau, au sens où la censure actuelle n’est plus du tout une censure d’État, comme celle dont relevait, au XIXe siècle, le procès des Fleurs du mal de Baudelaire ou celui de Madame Bovary de Flaubert. Nouveau aussi au sens où ces procès actuels ne se passent plus au tribunal, mais sur les réseaux sociaux et dans les médias, et où leurs modus operandi sont la pétition, la tribune, la manifestation et le lynchage médiatique. Nouveau surtout, parce que ces demandes de censure émanent de groupes d’individus réunis par leur genre, leur origine ethnique, leur préférence sexuelle, etc. : ce sont des associations féministes qui protestent contre la rétrospective de Polanski à la Cinémathèque, ou des groupes postcoloniaux qui s’insurgent contre la toile d’Hervé Di Rosa. La censure se communautarise.

Selon vous, alors que la modernité s’est construite sur l’indépendance de l’art par rapport à la morale – et même, au XXe siècle notamment, sur la provocation vis-à-vis de cette morale –, il y a aujourd’hui un « tournant moralisateur »…

Oui, et c’est un changement considérable ! On est loin de Théophile Gautier écrivant dans sa préface à Mademoiselle de Maupin qu’« il n’y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien », ou d’Oscar Wilde déclarant que « la première condition, pour le critique, c’est de reconnaître la séparation totale et absolue entre les domaines de l’art et de la morale ». L’actuel tournant moralisateur rompt avec cet autonomisme qui constituait il y a peu de temps encore la doxa de l’art, et qui affirmait à la fois que l’art ne doit pas être jugé d’un point de vue moral, et qu’il doit encore moins chercher à moraliser. Les procès actuels faits à un certain nombre d’œuvres sont de deux sortes. Il y a ceux qui reprochent aux œuvres un contenu moralement problématique. C’est le cas lorsque l’on demande le retrait de Thérèse rêvant de Balthus du Metropolitan Museum de New York, au motif qu’il serait une incitation à la pédophilie, ou que le musée des Beaux-Arts de Manchester décide de ne plus exposer Hylas et les Nymphes de John William Waterhouse au motif qu’il représenterait le corps des femmes comme une « forme passive décorative ». Mais il y a aussi les cas où la critique ne porte pas sur le contenu de l’œuvre, mais sur les comportements répréhensibles de la vie de l’homme qui en est l’auteur. C’est le cas dans les affaires Polanski, Woody Allen ou Peter Handke. Là, on a affaire à des œuvres moralement neutres, mais qui sont condamnées en tant qu’œuvres de ; comme si l’opprobre devait se transmettait par capillarité, et comme si la valeur de l’œuvre était tout entière fonction de la qualité morale de son créateur.

S’il faut boycotter ou faire interdire les films de Woody Allen, il faudra faire de même pour les œuvres de Picasso et Rimbaud

Dans le cas de Polanski, le trouble vient du fait que le dossier de presse accompagnant la présentation de J’accuse à la Mostra de Venise esquissait un parallèle entre la « persécution « de Dreyfus et celle de son réalisateur…

Cette nouvelle affaire Polanski est effectivement complexe dans la mesure où il pourrait y avoir dans le film une comparaison implicite entre le cas de Dreyfus et de Polanski. Si c’est le cas, le film obéirait à une stratégie de défense du cinéaste et ne serait par là même plus tout à fait indépendant de la vie privée de son auteur. Mais la plupart des actuelles demandes de censures, qui portent sur des œuvres en elles-mêmes moralement neutres, sont difficilement recevables. Elles relèvent d’un moralisme intégriste qui achemine vers une relecture de l’histoire de l’art aussi intransigeante qu’extravagante. S’il faut boycotter ou faire interdire les films de Woody Allen ou tous ceux de Polanski, il faudra faire de même pour les œuvres de Picasso qui a maltraité bien des femmes, celles d’Arthur Rimbaud qui s’est livré au trafic d’armes en Éthiopie, voire celles de François Villon qui avait trempé dans de sordides histoires de meurtres…

Une autre nouvelle forme de censure invoque l’appropriation culturelle…

Le reproche d’appropriation culturelle est en effet inédit. Il consiste à refuser qu’on puisse écrire, mettre en scène, jouer ou peindre le racisme, le harcèlement sexuel, l’esclavage ou la discrimination sans les avoir soi-même éprouvés. Le spectacle Kanata du metteur en scène canadien Robert Lepage a ainsi été annulé en 2018 parce qu’il avait confié les rôles d’Amérindiens à des acteurs qui ne l’étaient pas. C’est totalement méconnaître la distinction de l’acteur et du personnage sur laquelle le théâtre est construit. Une erreur catégorielle soutenue par la logique victimaire qui voudrait que le fait d’éprouver des blessures au sein d’une communauté donne le droit de ne pas laisser les autres représenter ces blessures. C’est, hélas, une nouvelle inquisition qui aborde toutes les questions artistiques par des biais communautaristes.

Alors qu’avant toute censure moralisatrice se voyait qualifier de « philistine » ou « d’anti-intellectualisme » dans le milieu de l’art, les réactions sont selon vous aujourd’hui bien plus discrètes…

Dans les années 2010, les procès faits aux photos de Larry Clark, à la pièce de Romeo Castellucci Sur le concept du visage du fils de Dieu, ou à l’exposition d’Henry-Claude Cousseau au CAPC de Bordeaux, dont je parlais plus haut, avait suscité une large vague d’indignation dans le monde de l’art. Or, ce même milieu et ses institutions sont étonnamment discrets face au développement des nouvelles formes de censures. Alors que les précédents ministères de la Culture avaient solennellement défendu des œuvres au nom de la création et des droits imprescriptibles de l’art, le silence du même ministère face aux affaires récentes est assourdissant autant que préoccupant…

L’art peut-il réellement lutter contre le sexisme, le racisme, le péril écologique, et être le fer de lance de la diversité ?

Au-delà de ces demandes de censure, l’art contemporain devient selon vous de plus en plus moralisateur… Mais cet art moral est-il vraiment utile ?

En effet, une partie de l’art contemporain entend agir en faveur de causes particulières : celles des femmes, de l’écologie, de communautés liées par une orientation sexuelle, une origine ethnique ou une condition sociopolitique. Dans cet agenda sociétal, comme dans les demandes de censures dont on vient de parler, la même croyance est à l’œuvre : celle selon laquelle l’art a le pouvoir effectif de rendre les hommes meilleurs ou moins bons, autrement dit que l’art produit des effets sur nos comportements moraux. Cette croyance qui n’est jamais vraiment questionnée, ne va pourtant pas de soi. L’art peut-il réellement lutter contre le sexisme, le racisme, le péril écologique, et être le fer de lance de la diversité ? Quantitativement parlant, le public touché par l’art contemporain est ridiculement limité par rapport à celui de l’industrie culturelle et, qualitativement parlant, ce n’est pas celui qui est le plus à convaincre que, par exemple, les femmes ne doivent pas être maltraitées. Plus généralement, les pouvoirs pragmatiques de l’art dépendent de quantité de facteurs complexes et, s’ils ne sont pas nuls, ils ne doivent pas pour autant être surestimés. À propos de Guernica, Sartre écrivait déjà : « Ce chef-d’œuvre, croit-on qu’il ait gagné un seul cœur à la cause espagnole ? » Quelle efficacité sur le sort des Indiens attendre de l’installation d’Ernesto Neto à la Biennale de Venise de 2017, qui consistait en une tente sacrée dédiée aux rituels chamaniques des Indiens Huni Kuin du Brésil ?

Quel est ce « moralisme modéré » que vous appelez de vos vœux en conclusion de votre livre ?

Le moralisme modéré constitue une voie moyenne entre l’autonomisme et le moralisme radical. À la différence de l’autonomisme, il affirme qu’il existe bien des œuvres immorales et que celles-ci peuvent produire des effets négatifs, y compris si ceux-ci sont difficiles à établir, à mesurer et à prévoir. Mais, à la différence du moralisme radical, le moralisme modéré nie que la valeur de l’œuvre tient tout entière dans ses intentions ou ses messages moraux. Autrement dit, il considère qu’une œuvre est faite de qualités esthétiques, stylistiques et, éventuellement, éthiques. S’il y a bien une place légitime pour le jugement moral, celui-ci ne doit pas oblitérer le talent, la qualité de la création et la réussite artistique.

Source : LePoint.fr