Jean Baudrillard avait raison

 Comment il a prédit l’IA, l’hyperréalité et nos dérives numériques

Par Bran Nicol (*) & Emmanuelle Fantin (*) —

Dans les années 1990, Baudrillard a porté son attention sur les effets de l’IA, d’une manière qui nous aide à la fois à mieux comprendre son essor tentaculaire dans le monde contemporain et à mieux concevoir la disparition progressive de la réalité, disparition à laquelle nous faisons face chaque jour avec un peu plus d’acuité.

Les lecteurs avertis de Baudrillard n’ont probablement pas été surpris par l’émergence de l’actrice virtuelle Tilly Norwood, générée par IA. Il s’agit d’une étape tout à fait logique dans le développement des simulations et autres deepfake, qui semble conforme à sa vision du monde hyperréel.

Le spectacle de la pensée”

Baudrillard envisageait l’IA comme une prothèse, un équivalent mental des membres artificiels, des valves cardiaques, des lentilles de contact ou encore des opérations de chirurgie esthétique. Son rôle serait de nous aider à mieux réfléchir, voire à réfléchir à notre place, ainsi que le conceptualisent ses ouvrages la Transparence du mal (1990) ou le Crime parfait (1995).

Mais il était convaincu qu’au fond, tout cela ne nous permettrait en réalité uniquement de vivre “le spectacle de la pensée”, plutôt que nous engager vers la pensée elle-même. Autrement dit, cela signifie que nous pourrions alors repousser indéfiniment l’action de réfléchir. Et d’après Baudrillard, la conséquence était limpide : s’immerger dans l’IA équivaudrait à renoncer à notre liberté.

Voilà pourquoi Baudrillard pensait que la culture numérique précipiterait la “disparition” des êtres humains. Bien entendu, il ne parlait pas de disparition au sens littéral, ni ne supposait que nous serions un jour réduits à la servitude comme dans Matrix. Il envisageait plutôt cette externalisation de notre intelligence au sein de machines comme une manière “d’exorciser” notre humanité.

En définitive, il comprenait toutefois que le danger qui consiste à sacrifier notre humanité au profit d’une machine ne proviendrait pas de la technologie elle-même, mais bien que la manière dont nous nous lions à elle. Et de fait, nous nous reposons désormais prodigieusement sur de vastes modèles linguistiques comme ChatGPT. Nous les sollicitons pour prendre des décisions à notre place, comme si l’interface était un oracle ou bien notre conseiller personnel.

La relation aux IA, un problème très humain

Ce type de dépendance peut mener aux pires conséquences, comme celles de tomber amoureux d’une IA, de développer des psychoses induites par l’IA, ou encore, d’être guidé dans son suicide par un chatbot.

Bien entendu, les représentations anthropomorphiques des chatbots, le choix de prénoms comme Claude ou encore le fait de les désigner comme des “compagnons” n’aide pas. Mais Baudrillard avait pressenti que le problème ne provenait pas de la technologie elle-même, mais plutôt de notre désir de lui céder la réalité.

Le fait de tomber amoureux d’une IA ou de s’en remettre à sa décision est un problème humain, non pas un problème propre à la machine. Encore que, le résultat demeure plus ou moins le même. Le comportement de plus en plus étrange de Grok – porté par Elon Musk – s’explique simplement par son accès en temps réels aux informations (opinions, assertions arbitraires, complots) qui circulent sur X, plateforme dans laquelle il est intégré.

Suis-je un être humain ou une machine ?”

De la même manière que les êtres humains sont façonnés par leur interaction avec l’IA, l’IA est dressée par ses utilisateurs. D’après Baudrillard, les progrès technologiques des années 1990 rendaient déjà impossible la réponse à la question “Suis-je un être humain ou une machine ?”

Il semblait confiant malgré tout, puisqu’il pensait que la distinction entre l’homme et la machine demeurerait indéfectible. L’IA ne pourrait jamais prendre plaisir à ses propres opérations à la manière dont les humains apprécient leur propre humanité, par exemple en expérimentant l’amour, la musique ou le sport. Mais cette prédiction pourrait bien être contredite par Tilly Norwood qui a déclaré dans le post Facebook qui la révélait au public :

Je suis peut-être générée par une IA, mais je ressens des émotions bien réelles.

Tilly Norwood

Actrice générée par IA

Sources

À propos des auteurs :

  • Bran Nicol. Professor of English, University of Surrey.
  • Emmanuelle Fantin. Maîtresse de conférences en sciences de l’information et de la communication, Sorbonne Université.

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Source : WeDemain