Jaz, de Koffi Kwahulé. m.e.s. de Jandira Bauer : humain et puissant

— Par Margaux Villain-Amirat, comédienne —
Jandira Bauer et ses mises en scènes, c’est une histoire que je suis depuis longtemps. Depuis avant que je parte de Martinique faire mes armes de comédienne à Paris. Longtemps. C’est donc avec une excitation teintée d’appréhension que je me suis donc rendue le 28 janvier au Théâtre Aimé Césaire voir sa dernière création, Jaz de Koffi Kwahulé. La même appréhension qu’on a quand on s’apprête à retrouver un ami des années plus tard. Les questions se bousculent : ai-je changé ? A-t-elle changé ? Pourrons-nous encore trouver un point d’entente ? Mais dès le lever de rideau, ces questions se dissipent et le point d’entente est bel et bien là.
Derrière les cheveux blonds d’une Jann Beaudry éblouissante se découpe la Place Bleu de Chine, théâtre de notre tragédie sur fond de jazz. Jann y danse et y chante l’histoire de Jaz, habitante d’un quartier laissé à l’abandon par les pouvoirs locaux, qui se fait abuser dans les sanitaires publics. Si l’histoire de Kwahule est dure, elle nous est pourtant contée avec amusement et distance, comme une jeune femme qui aurait décidé d’effacer une blessure de sa mémoire, de mettre son malheur derrière elle et de renaître de ses cendres. Ce stratagème de Jandira Bauer, n’enlevant rien de sa force à la mise en scène, au contraire, nous évite de tomber dans le pathétisme du drame. Ici ni Jaz, ni Jann ne se plaignent. Toutes deux affrontent la mémoire avec justesse, livrant bataille pour toutes les victimes de viol.
Sur scène, c’est comme se promener dans le cerveau de Jaz. Les sanitaires sont disloqués et sublimés. Ainsi, dans la cuvette trônant côté jardin, Jann déniche de magnifiques robes qui lui serviront à conter l’histoire de Jaz. Quand au local des sanisettes à cour, il est figuré par un long voile transparent retombant en cascade sur un parapluie ouvert suspendu dans le vide. L’image est poétique, belle, irréelle. Le lieu du drame est donc pris à l’inverse de la réalité, comme dans un rêve où Jaz, racontant son quartier et tentant de sourire au malheur, déambule dans un univers trop grand pour elle, où défilent des Ella Fidzgerald, Nina Simone, Billie Holiday et autres déesses du jazz.
Au milieu de ces images, Giovanny Germany, d’une grande force, nous fait plonger la tête la première dans la douleur du viol. Sans qu’il y ai besoin de contact entre les deux comédiens -la justesse de leurs regards suffit- Jandira Bauer projette toute notre émotion sur le bourreau, traité ici avec intelligence et sensibilité. On est face à une victime qui se tient droite, face à un violeur vaincu. Les larmes que Jaz refoule, le bourreau les subit et devient le réceptacle de toute la tragédie, le catalyseur de la douleur, notre catharsis à nous, public. C’est humain et puissant.
Tout ici ressemble à la Jandira Bauer que je quittais il y a des quelques années, en mieux, et Jann nous offre Jaz avec énergie et intensité, dans un travail qui, jusqu’au salut, nous invite à nous demander où commence le théâtre et où termine-t-il ? Où commence la mise en scène de Jann et où commence celle de Jaz ?
Jann…
Jazz…
Jaz…
Etonnant comme le retournement d’un son dans un nom nous fait passer de l’un à l’autre sans qu’on y prenne garde, pour le plus grand ravissement de nos yeux et de nos oreilles.