« Initier une œuvre d’art peut être l’affaire de toutes celles et ceux qui le souhaitent »

— Par Collectif —

L’art n’est pas qu’une question d’offre et de consommation culturelle, avec d’un côté les artistes et, de l’autre, de potentiels récepteurs soulignent, dans une tribune au « Monde », des artistes des Nouveaux commanditaires, soutenus par la Fondation de France, parmi lesquels Jean-Michel Othoniel, Claude Closky ou Tania Mouraud, groupe engagé dans une originale expérience de démocratie culturelle.

Tribune. Alors que la crise sanitaire a poussé les décideurs politiques à classer les lieux d’art et de culture comme non essentiels, comment redonner toute sa légitimité, sa nécessité à la création artistique actuelle ? Comment tisser de nouvelles formes de liens entre des artistes et des publics qui sont d’abord, toutes et tous, des citoyennes et des citoyens ?

L’art n’est pas qu’une question d’offre et de consommation culturelle, avec d’un côté les artistes et, de l’autre, de potentiels récepteurs. Au contraire, initier une œuvre d’art peut être l’affaire de toutes celles et ceux qui le souhaitent. Prendre la responsabilité de faire œuvre commune, c’est ce que permet et encourage, depuis près de trente ans, l’action Nouveaux commanditaires.

Des rôles redistribués

Si celle-ci a fait l’objet de quelques tribunes ces derniers temps et, précédemment, de plusieurs livres de référence, les nombreux artistes – plus de trois cents à ce jour, dont nous sommes – qui ont contribué à cette action n’ont que rarement pris la parole. Sans doute est-ce le moment de le faire, alors que ce dispositif pourrait apporter, à sa manière et à sa mesure, un nouveau souffle à une société en souffrance.

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L’action Nouveaux commanditaires associe trois acteurs à travers un protocole : des citoyens et des citoyennes commanditaires, un médiateur ou médiatrice et un ou une artiste. Porté jusqu’à ce jour par la Fondation de France, ce programme offre le cadre et les moyens d’une prise de risque et de responsabilité commune : réaliser une œuvre en réponse à une commande ou, pourrait-on dire, à un « concernement » partagé.

Jusqu’ici, la commande artistique visait souvent, grâce à l’œuvre ainsi réalisée, à offrir au commanditaire une reconnaissance symbolique, voire politique, à travers les yeux du public. Voire, plus insidieusement, à décider pour ce dernier ce qu’il serait tenu d’apprécier. Avec cette action, il n’en est rien : les rôles sont redistribués. Quiconque peut se porter commanditaire dans la mesure où un « besoin » d’art est exprimé. Plus en amont encore, cela peut même être un problème complexe qui est posé, l’art pouvant y répondre en lui donnant une forme.

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C’est d’ailleurs bien souvent à cet endroit, où il y a des nœuds, que médiatrices et médiateurs interviennent afin de convertir les problèmes en problématiques à mettre en œuvre. Ce sont aussi celles et ceux en situation de médiation aux côtés des citoyens commanditaires qui, après les avoir aidés à formuler leur demande dans un cahier des charges, proposent un ou des artistes en mesure d’y répondre. Les artistes sont ainsi choisis par les commanditaires, au terme de discussions avec la médiatrice ou le médiateur.

Une relation de travail et de confiance

Interpellés pour la résonance de leurs travaux avec la question exprimée, la plupart – comme nous – acceptent volontiers le défi. L’occasion nous est donnée de nouer un dialogue d’autant plus stimulant qu’il est véritablement porté par une demande, une attente, un désir. Pas de concours, d’appel à projets ou de procédures qui s’apparentent de plus en plus à des pièges. C’est d’emblée une relation de travail et de confiance qui est instaurée, selon un protocole et un cadre contractuel adaptés.

En prise avec une situation singulière, un milieu de vie souvent complexe, il s’agit désormais de transfigurer un besoin en assumant nos fragilités autant que nos autorités, en partageant la responsabilité d’une œuvre d’intérêt général à accomplir. Si le besoin est local, l’ambition artistique reste universelle, évitant tout effet de connivence identitaire appauvrissant. Fortement contextualisés, les projets réalisés intègrent bien souvent une valeur d’usage portée par des dimensions autant esthétiques que symboliques. Ouvert à toutes les formes de création, ce devoir d’utilité publique déjoue les catégories entre les arts et les arts appliqués, pour un art impliqué.

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L’indiscipline artistique est offerte comme un espace poreux et ouvert, pour le dialogue, voire la négociation, en vue de construire une chose ensemble. Renouvelant les relations à la société par le faire autant que par le résultat, générant des publics – les commanditaires – avant l’œuvre même, c’est une véritable continuité des publics qui est assurée, en rupture avec la dichotomie « création/réception ». Cela au profit d’une forme d’économie circulaire de la culture en train de se faire.

Le travail artistique ainsi partagé n’a pas besoin de se réclamer d’une quelconque animation socioculturelle attendue dans la plupart des appels à projets actuels. Assumant leur impact sociétal et, également, de plus en plus, environnemental, ces projets ne renoncent en rien à leur exigence artistique ; au contraire, tous les acteurs engagent leur responsabilité pour permettre l’expression d’une autorité artistique d’autant plus fédératrice qu’elle doit mener à une réalisation concrète.

Un modèle unique

Ainsi, parmi plus de quatre cents œuvres réalisées, pouvons-nous mentionner brièvement quelques exemples de commandes révélatrices : comment repenser l’aménagement d’un lieu de recueillement et de prières pluriconfessionnel et laïque au sein d’un centre de lutte contre le cancer ; revaloriser les lavoirs de villages isolés ; élaborer une œuvre dédiée à des pigeons ; mettre à l’honneur les buronniers du Cantal à travers une œuvre inscrite dans le paysage local ; réhabiliter, dans leur village, la mémoire de deux habitants injustement condamnés aux travaux forcés au milieu du XIXe siècle ; concevoir un outil pour les agents d’une entreprise d’entretien d’immeubles afin d’établir une nouvelle relation de confiance avec les habitants ; réaliser des bornes le long d’une ancienne voie romaine ; redéfinir un habitat social ; donner une autre image d’adultes autistes et de leurs soignants…

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Ancrée dans un terrain devenu terreau, l’économie de ces projets est construite au cas par cas, le plus souvent avec des acteurs locaux, eux aussi, directement concernés. Mais, celle-ci doit pouvoir s’appuyer sur une ou des institutions de référence qui, d’une part, permettent l’amorçage, la prise de risque initiale que constituent le travail de médiation en amont puis l’étude confiée à l’artiste, et, d’autre part, un premier apport et une garantie – y compris juridique – à long terme.

Au cours de ces trois dernières décennies, la Fondation de France a permis l’émergence puis le développement de l’action Nouveaux commanditaires pour en faire un modèle unique déjà repris à l’échelle européenne. Alors que l’Etat français – confronté à la pandémie que l’on sait – a exprimé le souhait d’engager un vaste programme de commandes, alors que les fondations privées essaiment dans tout notre pays, alors que beaucoup d’acteurs – privés comme publics – cherchent à renouveler la relation des citoyens à la culture et à imaginer de nouveaux modes d’engagement démocratique, comment faire fructifier cette action qui a fait ses preuves ?

Plus que concluante, notre expérience révèle une nouvelle forme de nécessité d’art, permettant une démocratie culturelle dont nous, artistes, nous pouvons ainsi être partie prenante. Poursuivre, développer et amplifier l’action Nouveaux commanditaires dans les territoires, à l’échelle nationale comme européenne, doit donner une place essentielle à la création artistique, non pas pour subsister mais pour exister.

Liste des premiers et premières signataires : John Armleder, artiste ; Elisabeth Ballet, artiste ; Bertille Bak, artiste ; Berdaguer & Péjus, artistes ; Samuel Bianchini, artiste ; Patrick Bouchain, architecte ; Gaëlle Choisne, artiste ; Matali Crasset, designer ; Daniel Dewar et Grégory Gicquel, artistes ; Nicolas Floc’h, artiste ; Véronique Joumard, artiste ; Tadashi Kawamata, plasticien ; Tania Mouraud, artiste ; normalstudio, designers ; Jean-Michel Othoniel, artiste ; Françoise Petrovitch, artiste ; Marie Voignier, artiste, cinéaste.

Liste complète des signataires ici.

 

Source : Le Monde.fr