Il y a 100 ans : le massacre colonial du terrifiant 24 mai 1925

Samedi 14 juin à 17h | Conférence de Gilbert Pago  | Tropiques-Atrium

— Par Gilbert Pago —

L’année 1925 est celle du centenaire du grand combattant Frantz Fanon, méritant à la fois l’étude de son engagement et l’hommage qui lui est consacré. En outre, c’est aussi le centenaire à rappeler de la kyrielle des crimes perpétrés (assassinats, blessés, procès, emprisonnements) contre le mouvement ouvrier syndical et politique martiniquais.

Le gouverneur Henri Richard arrive en avril 1923, dans un contexte social tendu de luttes ouvrières et politiques. La Martinique sort de la fusillade meurtrière du 8 février 1923, de travailleurs et travailleuses agricoles et d’usine à Bassignac, à Trinité, mais aussi du meurtre par des nervis, liés à l’usinier Eugène Aubéry, le 7 février 1923, à Morne-Pitault, de Cassius de Laval, lors d’un meeting de Joseph Lagrosillière.

Administrateur colonial, Henri Richard est absolument lanciné par un double constat. Les socialistes regroupés autour du député-maire Joseph Lagrosillière, apportent un soutien politique et matériel aux grèves annuelles du mouvement ouvrier agricole, même si parfois leur accompagnement reste sporadique et modéré. De plus, ces mêmes socialistes représentent une force montante ayant un député, dirigent plusieurs municipalités et détiennent depuis 1922, une majorité au Conseil Général. Cette conjoncture conduit l’appareil administratif et les actionnaires-propriétaires des grandes usines centrales à traiter les socialistes comme leurs pires ennemis. 

Le gouverneur Richard s’ancre alors, aux perspectives suivantes : réduire la présence des élus socialistes dans les cantons, dans les communes, et au Parlement français, puis en même temps, patronner la réélection de Henry Lémery, sénateur du parti radical, directement familier du milieu économique dominant. 

 

Élection cantonales de 1923

    Dès septembre 1923, six mois après son arrivée, Henri Richard s’active autour des élections cantonales. Argumentant contre les notoires pratiques de fraude, il déploie sans retenue ses gendarmes. Ne disposant pas d’un effectif suffisant pour canaliser les déchaînements électoraux des cantons sortants de Martinique, il étale avec ruse, à des dates différées, les scrutins de ces dits cantons. 

Pour les dépouillements, il couvre en toute fourberie, les fantastiques bourrages de bulletins de vote, en déployant au prétexte du maintien de l’ordre, ses 80 gendarmes pour le transfert des urnes dans les locaux des chefs-lieux de canton. Ce sont par exemple, les fameux « coups » électoraux de Rivière-Pilote, du Gros-Morne, du François. C’est ainsi que, dès octobre 1923, il obtient le basculement de la majorité au Conseil général, en défaveur de Lagrosillière, à la suite du « coup du Gros Morne ».

Puis le 16 décembre encore, aux élections du François, la fraude se révèle encore plus massive. De plus, des dénonciations calomnieuses font condamner le conseiller général lagrosilliériste du Saint-Esprit, Charles Zizine. Celui-ci refusant de se laisser emprisonner, s’enfuit à Sainte-Lucie avec sa famille. 

 

Sénatoriales et législative de 1924

Le 27 avril 1924, les « coups » électoraux lors des scrutins cantonaux ayant accumulé un nombre conséquent de « Grands Électeurs », Henry Lémery est élu sénateur. La corruption la plus ouverte s’étale. Eugène Aubéry, le richissime béké, paye largement la campagne sénatoriale en organisant à grands frais, l’achat de suffrages en faveur du candidat « officiel ».   

À l’échéance des législatives du 11 mai 1924, Richard s’attache à éliminer le tandem Lagrosillière-Clerc, d’autant plus que « Lagros », pour raison de faillite commerciale, ne peut être candidat. Henri Richard obtient administrativement la suspension de maires lagrosilliéristes, dont Louis Des Étages, maire de Rivière-Salée, destitué pour 3 mois en avril 1924, un mois avant le scrutin. Lors de la journée de vote du 11 mai 1924, Henri Richard utilise sa technique déjà bien huilée. Les gendarmes interviennent dans les bureaux de vote et emportent les urnes. La plupart des municipalités lagrosilliéristes sont occupées, sauf celles de Sainte-Marie et du Robert. Les lagrosilliéristes perdent les élections. Richard a réussi son maître « coup ». 

Sanglantes élections municipales du 24 mai 1925

Viennent alors les municipales de mai 1925. Il ne reste à Henri Richard qu’à déposséder les lagrosilliéristes d’un maximum de municipalités. « FAIRE LES ÉLECTIONS À LA RICHARD », comme hallucine Jules Monnerot, c’est appliquer la méthode déjà pratiquée dès les cantonales de 1923. Pour ces élections municipales, il renouvelle en l’améliorant, l’expérience. Les élections des différentes communes sont étalées sur plusieurs semaines.  Les maires « ennemis » sont suspendus, comme à Ducos ! Les gendarmes interviennent massivement en neutralisant les opposants et s’emparent des urnes avant le comptage. 

De surcroit, Richard introduit une grande nouveauté. Il barricade de fils barbelés, tant les mairies à contrôler, que la place publique autour desdites mairies. C’est le cas pour l’Ajoupa-Bouillon (municipalité anti-lagrosilliériste), le Carbet, le Diamant, Ducos, Saint-Joseph, la Trinité (ville où Clerc est maire sortant).

Enfin, il obtient la décision administrative d’incarcération du leader des socialistes ; cela avait déjà été le cas pour Zizine, et pour Des Étages, cette fois c’est Lagrosillière, lui-même qui en est la victime. Les partisans de « Lagros », tout en se mobilisant ardemment, appellent à boycotter le scrutin. Ils demandent aux électeurs de s’abstenir afin de mettre en lumière le frauduleux système électoral adossé à l’injustice institutionnelle qui l’autorise. 

La sauvagerie des gendarmes est si aveugle qu’il y a un grand nombre de blessés, estropiés à jamais, mais surtout dix morts au Diamant (on parle alors de « Guerre du Diamant »), dont le maire réactionnaire, le colonel de Coppens, tué par erreur par les « forces de l’ordre ». À Ducos, Louis Des Étages et Charles Zizine, tous deux conseillers généraux, le premier des deux étant aussi maire, étant désigné par le commissaire de police Labalette sont froidement abattus par le gendarme Roquet, à trois mètres de distance, par une même balle, alors qu’ils s’engagent dans le couloir d’une maison amie. Le projectile frappe le premier au dos, puis atteint le second au thorax. Les élus du peuple meurent sur le coup, et justice ne leur sera jamais rendue. À l’Ajoupa-Bouillon, c’est aussi la mort de la jeune lagrosilliériste, Madeleine Cambeilh, d’un tir de gendarmerie.  

Le pouvoir colonial semble avoir gagné son coup à travers ses procédés et la répression. Il marginalise plusieurs maires socialistes défaits électoralement. « Lagros » n’est plus député. La majorité au conseil général est perdue ainsi que sa présidence. Plusieurs militants respectés sont tués ou mutilés et leur leader emprisonné. C’est cela le bilan comptable. En revanche, le mouvement ouvrier se réveille avec de forts moments de résistance populaire depuis la répression forte de 1923. Il naît une opinion publique manifestant sur le terrain sa solidarité avec les victimes : Présence massive aux obsèques de Zizine et de Des Étages, solidarité démonstrative puissante au procès de Maurice Des Étages, acquitté au terme de six jours de procès en Cour d’assises, après la tentative ratée de venger son père en attaquant Richard, au pistolet. 

Ce mouvement social, de plus, n’est pas que rural ; 1925 est l’année de la grande grève des charbonnières et des charbonniers, sur le port de Fort-de-France. C’est aussi l’année de la création du SNI (Syndicat National des Instituteurs et institutrices) lançant leur première grande manifestation et arrêts de travail, contre le despotisme de Richard à l’endroit des fonctionnaires locaux (dont la radiation de l’instituteur Pulvar).

On ne peut oublier cette grande page de notre histoire sociale. Toute la Martinique doit se souvenir de ce rude combat. Que les six communes fassent des commémorations, ce ne serait que justice à l’égard des combatant·e·s et des victimes.

Honneur à Zizine, à Des Étages, à Madeleine Cambeilh, aux charbonnières, aux instituteurs résistants. 

Le 20 mars 2025

   Gilbert Pago

Nous tiendrons le samedi 14 juin 2025 à 17h  une conférence, sur cette terrible année 1925, à TROPIQUES-ATRIUM à Fort-de-France.