« Heli » : une monographie mexicaine

Film mexicain d'Amat Escalante avec Armando Espitia, Andrea Vergara, Linda Gonzalez (1 h 45). A Madiana.

— Par Roland Sabra —
heli-2La séquence d’ouverture signe le climat du film. Un plan fixe sur sur une chaussure cloutée qui maintient sur le plateau d’une camionnette une tête ensanglantée. A ses cotés, tête-bêche, un cadavre. Travelling vers l’avant du pick-up sur la nuque du conducteur, celle du passager et sur le faisceau des phares qui éclairent une route poussiéreuse. La voiture s’arrête au bord d’un hameau. Plan général sur la camionnette, la route et la passerelle pour piétons qui l’enjambe. Sortie des passagers qui transportent le mort et le prisonnier sur le pont, matraquent le rescapé, le laissent inanimé et pendent le cadavre au bout d’une corde du haut de la passerelle.  Pas d’explications. Juste quelques consignes sur la manipulation des corps : le blessé : « on l’épargne » Travelling arrière sur le pendu, la passerelle et la route, à partir du pick-up qui s’éloigne dans le petit matin.
Peu après cette terrifiante séquence d’ouverture, une enquêtrice de l’Institut National de la Statistique Mexicaine, frappe à la porte d’une masure isolée en bordure d’une route. Elle vient pour le recensement. Identité des occupants, leur âge, leur nombre, le statut : actif occupé ou chômeur? La présentation des personnages est faite. La séquence suivante nous montre une gamine tout juste pubère, Estela, révisant un improbable cours de sociologie sur la conflictualité sociale ! Le propos est d’une grande clarté : ce à quoi va assister le spectateur est moins une fiction qu’une étude sur une tranche de la société mexicaine. Il n’y aura pas d’échappatoire plus ou moins romancée possible. De quoi s’agit-il donc ?
D’une famille comme une autre, le père et le fils, Heli, travaillent dans une multinationale de l’automobile. La bru élève le bébé. La sœur, Estela, une toute jeune fille de 12 ou 13 ans, elle s’en donne 14, est une écolière qui tombe amoureuse d’un aspirant- policier, Beto, de 4 ans son aîné. Ils veulent se marier! Beto, détourne deux paquets d’héroïne et embarque, du coup, la famille de sa dulcinée dans un voyage vers l’enfer. Sauf que l’enfer était déjà là, tapi dans la déliquescence des rapports sociaux, dans les rangs de la police, de l’armée, toutes deux rongées par la corruption, le trafic de drogue. C’est un film taiseux, ou comme le dit un cinéphile « sans dialogues mais néanmoins parlant ». La pauvreté langagière réduite à quelques centaines de mots tout au plus, est supplée par des passages à l’acte immédiats. Le Verbe n’est pas au commencement, ce qu’il ne peut dire, le corps tente de l’exprimer. Estela, au registre langagier déjà limité finira, définitivement traumatisée, par verser dans une aphasie irréductible. La torture, le meurtre, le sexe  et la mort font bon ménage, tapis au plus profond de l’intimité des personnages. La scène de sévices, centrale et la plus dure à soutenir,  se déroule dans la maison des tortionnaires, sous l’œil indifférent des enfants qui interrompent à peine et de mauvaise grâce leurs jeux vidéo pour donner quelques coups de batte aux victimes, avant de retourner devant la télé, tandis qu’une femme vaque dans sa cuisine à des occupations ménagères. Si Heli semble découvrir la violence du monde et la sienne, jusque là méconnue par lui, sa femme  la connaissait sans doute depuis toujours, sans pour autant pouvoir la nommer : elle retrouvera du désir pour lui  quand il aura assassiné un ravisseur supposé.
Pour son troisième long métrage Amat Escalante, prend une distance avec le formalisme appuyé de ses deux précédents opus. Il tente et réussit magistralement à nous raconter une histoire, à travers une tranche vie qui se révèle être une monographie froide et apparemment détachée de la société mexicaine mais démentie par  la beauté stylisée de la mise en scène. Celle-ci utilise aussi bien la caméra fixe que celle portée à l’épaule avec des plans séquences qui basculent du zoom  rapproché au panorama distancié. Amat Escalant aime son pays, jusque et compris, dans l’horreur qui s’en détache, sans jamais verser dans la complaisance. La violence, encore une fois insoutenable, dont rengorge le film, n’est montrée, que parce qu’elle a été préalablement réfléchie et pensée au service d’une éthique. Ce en quoi ce film est éminemment politique.

Qu’il ait obtenu le prix de la mise-en-scène au Festival de Cannes en 2013 est tout à fait justifié.

Fort-de-France, le 12/04/2014

R.S.