« Hand Stories »: éblouissant d’intelligence et de beauté

— Par Roland Sabra —

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Hand Stories est une biographie de la famille Yeung mise en scène par le dernier descendant en activité de cette lignée de marionnettistes. Seule l’histoire des quatre dernières générations est évoquée et ce, à partir des années 1950, peu après la prise du pouvoir en Chine par les troupes communistes sous la direction de Mao Tsé Toung. L’arrière-grand-père de Yeung Faï était donc un marionnettiste qui bénéficiait d’une réputation certaine dans le sud de la Chine. Il jouait dans des maisons de thé pour une poignée de spectateurs avertis. Le grand-père perfectionne cet art avant de le transmettre au père de Faï, Yeung Sheng, qui parcourra la Chine de long en large multipliant les représentations à travers le pays et recevant à chaque fois une pluie d’éloges pour ses prestations. Mais voilà, au moment de la Révolution Culturelle Yeung Sheng va être accusé, en 1968, d’être « une autorité académique réactionnaire »  avant d’être chassé « comme un chien » et interné dans un camp de travail où il meurt en 1970 de mauvais traitements. Il aura juste eu le temps de transmettre à son fils aîné, le frère de Faï, une partie de son immense savoir-faire. Les marionnettes sont détruites, cinq en tout et pour tout seront sauvées par les deux frères qui n’ayant d’autre métier que celui de marionnettistes reprendront, sous l’œil suspicieux des autorités leur activité tout juste tolérée. Il faudra attendre les prémisses du printemps chinois en 1988 , écrasé un an plus tard sur la place Tian’anmen, pour que les deux frères puissent s’enfuir. L’aîné rejoindra le Canada et Faï se réfugiera à Hong Kong où pendant des années il survivra tant bien que mal avant que son talent ne soit reconnu à travers un spectacle en solo qui va sillonné le monde entier pendant 25 ans, Scènes de l’Opéra de Pékin.
Hand stories est composé sur l’articulation de deux sagas, celle de la famille Yeung et celle des marionnettes sur une toile de fond historique qui est celle de la Chine depuis le milieu du XXème siècle. Pour raconter ces histoires deux styles de marionnettes sont mobilisés. Pour la famille Yeung l’auteur a recours à une technique peu connue en Europe. Il s’agit de marionnettes gainées de 35 à 45 cm, sombres ou en noir et blanc et très réalistes. Pour la transmission héréditaire des techniques, on a à faire avec des marionnettes plus petites, aux couleurs flamboyantes fidèles à la tradition de l’Opéra de Pékin. Des courtisans et des lettrés aux manières raffinées croisent des tigres voraces, des anges ailés, des guerriers fougueux qui s’affrontent dans des combats terrestres et aériens tout à fait spectaculaires. Les deux niveaux de narration se mêlent, s’entremêlent, chavirant le spectateur d’émerveillements et de rires en compassion attristées. La Révolution culturelle est représentée par un dragon argenté qui dévore ses enfants et que manipule Yaonn Pancolé jeune marionnettiste français sorti de l’École nationale supérieure des arts de la marionnette de Charleville‐Mézières.
Spectacle qui traite de la transmission, de l’héritage, de la mémoire générationnelle  et de destins dans lesquels se mêlent intimement vie privée, vie publique et passions professionnelles, Hand stories n’hésite pas à nous montrer l’envers du décor en présentant des scènes jouées derrière les castelets  ou bien les moments de gymnastique nécessaire à l’assouplissement des mains et préalable à toute représentation. Une petite bougie à la flamme vacillante et fragile, elle ne s’éteindra qu’au moment de la Révolution culturelle va illustrer ce qui ne doit pas être perdu dans le leg que fait une génération à la suivante car,  on le sait, « Le mort saisi le vif par son hoir le plus proche« .
Il faut aussi évoquer le rôle des images de la vidéaste Yilan Yeh (Taiwan) qui n’est pas un ajout tardif mais qui est intégrée à l’écriture du scénario dés les premières lignes. Elle montre en fond de scène des images en noir et blanc, notamment la trop fameuse scène d’un manifestant qui, un sac de provisions à la main arrête une colonne de chars sur Tian’anmen et des extraits de reportages en couleurs pour l’exil à Hong Kong par exemple. Si l’on ajoute un bande son dynamique inspirée de musiques ethniques d’origine chinoise de Colin Offord ( Australie) on devine la dimension multiculturelle de l’opus présenté à Fort-de-France. Yeung Faï est un artiste-monde, élevé en Chine, nourri de culture occidentale, joué sur toutes les scènes du monde, globe-trotter impénitent. Il n’échappera donc à personne que si Hassane Kassi Kouyaté, Kouyaté fils de Kouyaté, lui aussi artiste monde, lui aussi héritier, porteur et transmetteur d’une longue tradition culturelle sans doute multiséculaire, à retenu parmi ses premiers choix de nouveau directeur de l’Atrium ce spectacle qu’il avait vu il y a deux ans en Avignon, cela ne relève pas tout à fait du hasard! Un début de programmation qui porte sa patte et dont on sait, car on peut lui faire confiance, qu’elle se confirmera, pour peu qu’on lui en donne les moyens. Pour le bonheur des spectateurs Martiniquais !
Fort-de-France, le 20/03/2015
R.S.

 


« Dans notre famille, il n’y a que deux métiers : marionnettiste et enseignant depuis plusieurs générations. J’ai appris à jouer à la maison, il y avait des marionnettes partout et aussi des marionnettistes : mon père, mon frère… Je jouais tout le temps avec mon frère, qui est mon cadet de cinq minutes, aux marionnettes et nous montions des spectacles pour les autres enfants. A l’époque, c’était la Révolution culturelle, les pièces traditionnelles de l’Opéra de Pékin étaient interdites alors nous jouions des petites pièces que nous inventions. En deuxième année d’école primaire, vers sept ou huit ans, je me souviens avoir apporté des marionnettes à l’école, je m’amusais avec, sous le pupitre. Le maître, d’abord surpris, m’a proposé de montrer ce que je savais faire. Avec mon frère cadet, nous avons préparé une pièce, ça s’appelait Le chant du coq à minuit. Quand j’étais enfant, nous sommes partis vivre à Hong Kong. Plus tard, en 1989, je suis parti vivre en Amérique du Sud, j’y ai travaillé deux ans en tant que marionnettiste… Les marionnettes chinoises racontent des scènes de la vie courante comme les relations entre les époux par exemple. Il y a beaucoup de beauté dans ce que racontent ces scènes. Une beauté de vie… Ce n’est pas facile à représenter, mais comme un peintre se sert de son pinceau, on peut se servir des marionnettes pour présenter la beauté interne des scènes de vie… La marionnette chinoise demande une rigueur, une gymnastique qui s’apparente à la danse classique. L’élasticité des mains est fondamentale : les phalanges, la séparation de l’index avec les doigts, ‐ l’index porte la tête de la marionnette, ‐ il doit être capable de se tenir droit. Mais c’est la correspondance entre les mouvements de la marionnette et la respiration du marionnettiste qui demande le plus de travail ».
Yeung Faï (Propos recueillis par Grégoire Callies et traduits par Ling Song).