Haïti : L’actualité d’un « dap piyanp » politique à la question sociale haïtienne

— Par Renel Exentus —

Le gouvernement et le Haut Conseil de Transition (HCT)1 ont réuni leurs partisans dans le luxueux hôtel Karibe dans les hauteurs de Pétion-ville dans le cadre d’un forum politique le 23 et 24 mai 2023. Il a été question de discuter de la gouvernance, de l’insécurité et les changements constitutionnels. L’ambiance s’apparentait à une stratégie de gestion d’un « dap piyanp » politique. Le terme « dap piyanp » exprime en créole haïtien l’action d’usurper ou d’accaparer quelque chose. Sur le plan politique, c’est l’idée de vol et de confiscation du pouvoir politique. Les classes populaires et la paysannerie haïtiennes demeurent les traditionnelles victimes de ce « dap piyanp » politique dans la mesure où elles sont exclues de tout processus de prise de décision sur la gestion politique et économique du pays2. Cette exclusion a été une constante de l’histoire nationale mais elle a pris une proportion beaucoup plus importante au cours des cinq dernières décennies3. Dans ce texte, l’accent va être mis sur l’interprétation du Forum politique des 23 et 24 mai 2023 comme une tentative de consolidation du dernier « dap piyanp » politique en date. Nous soulignons également comment ce Forum sert à éviter d’aborder la question sociale haitienne.

Brève historique des « dap piyanp » politique en Haïti

L’histoire d’Haïti est marquée par de nombreux « dap piyanp » politique. En effet, ceux- ci se limitaient aux luttes entre des factions des classes dominantes. Au XIXème siècle, ces « dap piyanp » prenaient la forme des insurrections armées sous le leadership de notables de certaines villes de provinces4. En marchant sur la capitale politique du pays, le leader intrépide des bandes armées se faisait proclamer président par la chambre législative. En dépit de la mobilisation paysanne, l’orientation politique et économique du pays ne changeait pas5. Au cours de la deuxième moitié du XXème siècle, sous l’instigation des services secrets étatsuniens, les généraux de l’armée faisaient des « dap piyanp » politiques leur sport de prédilection6. De 1986 à 1994, cinq « dap piyanp » politique ont eu lieu7. Toutefois, au cours du premier quart du 21ème siècle, les pratiques de « dappiyanp » politiques se renouvelaient. Avec la disparition de l’armée en 1995, la communauté internationale intervenait directement dans l’orchestration des « dap piyanp » politique8. En 2004, le président Jean Bertrand Aristide a été victime du premier « dap piyanp » du siècle lorsqu’il a été chassé du pouvoir par des militaires étrangers9. En 2010, le leader du PHTK, Michel Martelly a été le grand bénéficiaire d’un « dap piyanp » politique lorsque les ambassades occidentales notamment celle des États-Unis se sont immiscées dans l’organisation des élections et ont procédé à la falsification de l’ordre des résultats électoraux. Actuellement, Ariel Henri est le bénéficiaire en date du dernier « dap piyanp » politique suite à l’assassinat de l’autocrate Jovenel Moise. Sous l’instigation des puissances occidentales, Ariel Henri a été imposé à la population haïtienne comme à la fois président et premier ministre.

Tentatives de consolidation d’un « dap piyanp » politique

Sans envergure, le gouvernement d’Ariel Henri est non seulement impopulaire, illégitime et illégal mais il se donne des missions extraordinaires. S’appuyant sur le soutien des ambassades occidentales, il s’arroge le droit de renforcer les réformes néolibérales, d’envisager de changer la loi-mère du pays. Sous l’égide du HCT, l’organisation du forum des 23 et 24 mai 2023 visait à discuter de ces grands sentiers de l’État. La couverture médiatique du Forum essayait de faire oublier que le gouvernement était incapable d’envisager des solutions concrètes pour le problème de l’insécurité dans le pays. Étant dépourvu d’acceptation sociale, le climat d’insécurité constitue une condition nécessaire à son existence. Comme dans les autres pouvoirs issus de « dap piyanp » politique depuis la dictature des Duvalier, l’établissement d’un climat de terreur se transforme toujours en modèle de gouvernance. Les rapports des organismes de droits humains locaux et internationaux démontrant l’implication des membres du gouvernement dans la prolifération des gangs sont très édifiants10. Plusieurs factions des classes dominantes sont également associées dans l’armement des gangs11. Elles ont ouvertement reconnu leur responsabilité dans la crise sécuritaire12. Ces faits montrent à quel point que ce forum vise moins à convaincre la population haïtienne sur des choix de politiques que de consolider un « dap piyanp » politique.

Par ailleurs, à coté du forum du gouvernement largement diffusé dans la presse, un autre événement moins visible se déroulait au même moment à Port-au-Prince. Il n’était pas au premier plan dans les colonnes de la presse mais il témoignait d’un autre aspect de la crise sociale haïtienne. Il s’agissait du rassemblement massif des travailleurs du secteur industriel à la société nationale des parcs industriels (SONAPI) pour exiger de meilleures conditions de travail et l’ajustement du salaire minimum à la hauteur de l’inflation. Dans la loi haïtienne, l’ajustement du salaire minimum doit avoir lieu une fois que l’inflation dépasse le seuil de 10%. Après l’augmentation des prix de l’essence en 2021 et 2022 à plus 200%, l’inflation a franchi le niveau de 50%13. Pourtant, avec l’appui des classes dominantes, le gouvernement a fait tout pour éviter d’aborder la question de l’ajustement des salaires. Cette « cécité » de l’État n’arrive pas au hasard dans la mesure où elle permet aux bourgeois locaux et aux multinationales de mieux exploiter les travailleurs et travailleuses haïtiens14. Le refus d’ajuster les salaires régulièrement fait partie des stratégies de spoliation de la main d’œuvre. Puisqu’avec l’inflation et la dévaluation de la monnaie locale, le coût de la main-d’œuvre s’amenuise à un point tel qu’en dépit des heures supplémentaires épuisantes, les travailleur.e.s peinent à se nourrir et à prendre soin de leurs familles.

Alors que les membres du gouvernement, le HCT et leurs partisans se trouvaient dans une posture de faire semblant de débattre des questions de gouvernance, de constitution et de sécurité, loin des projecteurs de la presse, les travailleur.e.s essayaient de poser la véritable question sociale haïtienne. En effet, celle-ci concerne les rapports d’extorsion entre les classes dominantes et les travailleur.e.s haïtien.nes. Tous les choix de gouvernance, de changement de constitution et d’élections truquées sont liés à cet enjeu. Il importe toujours de trouver la formule qui permet de renforcer le plus possible ces rapports d’exploitation et d’extorsion. Face à la faiblesse des forces répressives formelles, la prolifération des gangs armés dans les centres urbains et dans certaines villes de province répond au besoin de maintien d’un climat de terreur pour contenir tout risque de contestation sociale du statu quo15. Le « dap piyanp politique » du PHTK16 et le soutien international qui s’en suit n’est pas sans rapport au fait de rendre cette exploitation et cette extorsion toujours plus fortes. En effet, il ne s’agit pas d’une logique purement sadique. Il est plutôt question de la réalité d’un État bourgeois en décrépitude assurant grossièrement la défense des intérêts bien compris des bourgeois locaux et des compagnies multinationales dans le pays.

Par ailleurs, nous comprenons pourquoi la police nationale a fait montre un tel niveau de répression contre les travailleur.e.s munis de pancartes revendicatives rassemblés à la SONAPI le 24 mai 202317. Plusieurs travailleurs et travailleuses se sont évanouis sous les feux nourris de bonbonnes de gaz lacrymogènes toxiques. D’autres sont blessés par balles. En général, la question sociale dérange de grands intérêts dans toute société capitaliste, mais dans le cas d’Haïti, l’État et les classes dominantes ont pris de grands moyens pour éviter d’aborder le rapport du capital et du travail18. Soulignons que l’état du capitalisme en Haïti témoigne de manière évidente une grande incapacité à accepter que les travailleurs et travailleuses participent à la négociation des conditions de travail assorties des conventions collectives. Les multinationales et les bourgeois haïtiens ne voient aujourd’hui encore dans la main d’œuvre haïtienne que des semi-esclaves à exploiter dans les pires conditions. Si le droit syndical est enfin légalement reconnu, les travailleurs sont encore révoqués ou menacés d’être révoqué pour raison syndicale.

Conclusion

Le « dap piyanp » constitue non seulement une forme de prise de pouvoir mais il signifie surtout l’exclusion manifeste des classes populaires et de la paysannerie dans la gestion économique et politique du pays. Il traduit la mise en place de politiques allant à l’encontre des intérèts de la majorité de la population.

En tandem, le forum du gouvernement d’Ariel Henri et le rassemblement des travailleur.e.s du secteur industriel se déroulait en même temps. Toutefois ils visaient des objectifs diamétralement opposés. Le premier voulait, par le truchement d’une opération de communication politique mal fagotée, consolider un « dap piyanp » politique. En dévoilant de grands sentiers de l’État, Ariel Henri cherchait à mieux s’accrocher au pouvoir tout en renouvelant des promesses de réformes superficielles. À ce niveau, le contenu du message importait peu. La forme et le paraitre en constituaient l’objectif principal. Par ailleurs, le rassemblement des travailleurs et travailleuses à la société nationale des parcs industriels (SONOPI), deuxième événement de la semaine, s’inscrivait dans un autre registre. En abordant la dualité capital/travail, il cherchait à poser la question sociale haïtienne. Cette question est centrale dans la mesure où elle est susceptible de mobiliser toutes les ressources répressives des classes dominantes et de l’État. D’entrée de jeu, la police nationale a rapidement retrouvé un dynamisme et une efficacité qu’elle n’avait pas depuis plusieurs mois devant des gangs armés aux pieds nus.

Références

Eddy Cavé (2021). Haïti : extermination des pères fondateurs et pratiques d’exclusion, Kiskeya Publishing co, Miami.

Laennec Hurbon (1987). Comprendre Haïti, Henri Deschamps, Port-au-Prince

Benoit Joachin (1978). Les racines historiques du sous-développement, Henri Deschamps, Port-au-Prince

Michel-Rolph Trouillot (1990). Haiti against nation, the origins and legacy of duvalierism, Monthly Review Press,

1Le HCT a été crée dans le cadre du prétendu « Accord du 21 décembre 2022 ». Il n’a pas base légale et constitutionnelle.

2Plusieurs études ont théorisé sous le vocable de séparation de l’État et la nation la pratique d’exclusion de la majorité de la population dans l’orientation du pays. Pour plus de précision, voir Laennec Hurbon, Comprendre Haïti, Henri Deschamps, 1987; Benoit Joachin, les racines historiques du sous-développement, Henri Deschamps, 1978, Port-au-Prince; Michel-Rolph Trouillot, Haiti against nation, the origins and legacy of duvalierism, Monthly Review Press, 1990

3Ibid.

4Pour plus de précision, voir Covington, Port-au-Prince au cours des ans: la métropole haïtienne du XIXème siècle, Henri Deschamps, Port-au-Prince, 1972.

5Dans son ouvrage « Haïti, un cas », Alix Mathon (1985) considérait ces « dappiyanp » politiques comme des révolutions. Sa grille d’analyse minimisait le fait que ces changements du personnel politique ne s’accompagnaient pas de transformation des structures sociales. Comme le reconnaissait Joachin (1978), la mobilisation paysanne a mis le pouvoir d’État à rude épreuve mais elle n’arrivait pas à modifier les rapports sociaux. Souvent récupérée, elle n’avait pas la puissance sociale nécessaire pour imposer un changement de direction politique et économique dans la société.

6Cavé (2021) a identifié un remodelage des « dappiyanp » politique au XXème siècle. Il fait remarque que « l’occupation américaine mettait fin à l’hégémonie des généraux venus du Nord pour confier le pouvoir à des civils venus du milieu du droit, elle ouvrait l’ère de manipulation des urnes et de coup d’État que je qualifierais de « coup de force immaculés ». Cette nouvelle pratique a été inaugurée avec l’Affaire Calixte en 1937, sous Sténio Vincent, puis appliquée systématiquement contre les présidents Élie Lescot en 1946, Dumarsais Estimé en 1950, Paul Eugène Magloire en 1956, Daniel Fignolé en 1957, Leslie Manigat 1988 et Jean-Bertrand Aristide, une première fois en 1991, puis une deuxième fois en 2004 » (Cavé, 2021, p 50)

7Pour plus de détails, voir les liens suivants : https://www.washingtonpost.com/archive/politics/1996/10/12/haitians-believed-linked-to-slaying-later-got-us-aid-cia-report-says/a4819688-eb7d-4dd6-bd35-5cd370d09eb1/

Soulignons toutefois que les éelction du 16 décembre 1990 constituent une rupture par rapport à la politique du « dap piyanp » de la prise du pouvoir.

9En dépit de sa soumission aux diktats de FMI et de la banque mondiale, il a été évincé du pouvoir. Ancienne figure du mouvement populaire, Aristide a trahi les classes populaires lorsqu’il a accepté d’appliquer les politiques de privatisation des entreprises publiques et fait voter la loi sur l’extension des zones franches dans le pays. Pour plus de détails, voir le lien suivant : http://www.ilo.org/dyn/natlex/docs/SERIAL/63923/112897/F1456360962/HTI-63923.pdf

12Pour de plus amples informations, voir le lien suivant : https://www.alterpresse.org/spip.php?article28882

13Pour plus de précision, voir le lien suivant : https://cardh.org/archives/4023

16PHTK est le nom du parti au pouvoir depuis 2010. En créole haitien, il veut dire « pati ayisyen tèt kale» ( parti haitien crane rasé).

18Ces grands moyens varient dans le temps. Ils peuvent se manifester à travers un appareil répressif centralisé comme à l’époque des Duvalier (1957-1986) ou des putschistes militaires (1986-1990 ou 1991-1994).