Haïti: de quelques éditos de Claude Moïse…

Le spectre de l’insécurité

— Par Claude Moïse —

Le répit aura été de courte durée, le temps des élections (février-avril) et de mise en place de l’appareil gouvernemental (mai-juin). La criminalité remonte. Le bilan des victimes s’alourdit. En deux mois, pas moins de 20 policiers ont été assassinés et 47 enlèvements enregistrés dans la région de la capitale. Le spectre de l’insécurité revient hanter le pays. Pas seulement dans la zone métropolitaine où sont concentrés les principaux foyers de banditisme. N’a-t-on pas relevé, dans la soirée du 11juin, une attaque, qui a coûté la vie à un policier, contre le cortège du directeur départemental du Nord Est de la police nationale à l’entrée de la ville du Cap? La criminalité s’accélère : quatre agents de la PNH abattus en quatre jours, du 11 au 15 juin. Et puis il y a la manière, il y a l’audace des criminels : un policier assassiné dans un autobus, d’autres en pleine rue grouillante de monde, deux décapités. De plus en plus d’étrangers sont devenus les cibles des kidnappeurs. Que signifie tout cela?

La trêve électorale qui a subitement suivi la période de terreur de la fin de l’année 2005 ne pouvait abuser les forces de l’ordre ni les gens avertis. Les bandits n’ont pas été délogés de leurs repaires ni les armes confisquées. Sans doute, de semaine en semaine, les porte-parole des forces de sécurité annonçaient quelques prises. La répression policière avait progressé sans pourtant assurer que les foyers avaient été désorganisés. Aujourd’hui l’inquiétude commence à gagner la population de nouveau. D’abord, que des policiers soient tués en si grand nombre est tout à fait préoccupant. S’agit-il du retour de la terreur? L’instabilité sécuritaire, la persistance de la violence constituent des menaces directes à la paix sociale et à la stabilisation politique garantissant des conditions sine qua non de bonne gouvernance. Comment y parvenir? Quelles forces sont en mesure de garantir tout ensemble la sécurité publique, la salubrité publique, les biens publics, la libre circulation des personnes, le libre développement des activités économiques et sociales, etc.?

On sait déjà qu’il faudra du temps et beaucoup de moyens pour réhabiliter les forces de sécurité et les rendre efficaces. Même alors, il ne sera pas aisé de venir à bout des bandits armés et organisés dont l’action est d’autant mieux protégée qu’elle se développe dans des quartiers difficilement accessibles du fait de leur configuration. On sait aussi que le volet social destiné à réduire le niveau de violence est d’une efficacité limitée à moyenne portée. On ne saurait tergiverser sur l’impératif de la sécurité. Le gouvernement doit mettre tout en œuvre pour assurer la protection de la population. Il est de sa responsabilité d’utiliser avec intelligence et fermeté les moyens que la communauté internationale met à sa disposition pour atteindre les objectifs définis dans les résolutions du Conseil de sécurité 1542 (2004) et 1608 (2005). Le moment n’est donc pas encore arrivé où la Minustah doit ranger ses tanks au profit des tracteurs. Rien n’interdit cependant qu’il se serve de ses deux mains. A condition que les résultats soient palpables sans recours à la répression aveugle.

C’est le moment de rappeler le mandat confié à la Minustah par le Conseil de sécurité d’assurer au pays «un climat sûr et stable», et de « protéger les civils contre toute menace imminente de violence physique dans les limites de ses capacités et dans les zones où elle est déployée. » Dans ces deux résolutions, le Conseil accorde à la force d’assistance un pouvoir considérable sur la police haïtienne. La clause 8 de la résolution 1608 est claire à cet égard :

Le Conseil «Réaffirme que la MINUSTAH a le pouvoir de soumettre à des contrôles de sécurité et d’agréer les membres actuels de la Police nationale haïtienne et ceux qui sont sur le point d’être recrutés, et demande instamment au Gouvernement de transition de veiller à ce qu’aucun policier haïtien ne puisse exercer ses fonctions sans avoir été agréé et à ce que les autorités haïtiennes tiennent compte, à tous les échelons, et sans retard, des conseils et recommandations techniques formulés par la Mission;»

Toujours est-il que cette injonction est difficile à passer. On se rappelle les réactions indignées provoquées par l’accord Valdès-Latortue visant à la mettre en application. En tout état de cause, il ne sert à rien de chercher à passer en force; c’est d’abord dans le respect de la personnalité des entités et de la sensibilité nationale que la coopération des dirigeants de la Minustah et de la PNH sera efficace et fructueuse.

Enfin de compte il n’y a pas que l’utilisation des moyens techniques et le recours aux forces spécialisées pour combattre le fléau de l’insécurité. La sécurité, aujourd’hui plus que jamais, est un problème d’intérêt national. Toutes les forces sociales et politiques devraient être mobilisées pour l’enrayer. C’est encore au gouvernement qu’il revient de les y associer dans une politique avisée qui requiert la contribution de tous.

Édito, Le Matin 23-25 juin 06

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Insécurité, encore et encore

— Par Claude Moïse —

Le sommet du tourisme à Miami a réuni d’importantes personnalités du monde économique et politique tant de la diaspora que de l’intérieur du 23 au 25 juin. Le président de la République a payé de sa présence pour souligner toute l’importance accordée à l’événement du point de vue de sa vision nationale du développement, faisant du tourisme un axe prioritaire de sa politique économique et, par ricochet, l’intégration des communautés haïtiennes de l’extérieur la principale plate-forme de promotion de cette politique. La diaspora constitue un réservoir inépuisable de touristes. Et plus encore. L’accord est fait là-dessus. L’enthousiasme des participants à ce sommet était communicatif. La question à laquelle tout le monde a accroché est celle de l’insécurité non encore maîtrisée en dépit de la présence active de la force onusienne dans le pays et des efforts réels déployés par la police nationale pour en venir à bout.

L’insécurité n’est pas circonscrite exclusivement à la persistance de la violence armée, des assassinats, des enlèvements et des confrontations armées entre des gangs incontrôlés dans la région métropolitaine. Encore qu’elle commence à prendre du champ et à menacer des régions jusque-là épargnées. L’insécurité se manifeste aussi à travers les effets de la désorganisation des services publics où les intérêts des particuliers, des entrepreneurs et de l’État sont en jeu. Le grouillement de trafiquants dans les ports, les aéroports, les douanes et la frontière, l’extension de la contrebande, la multiplication des usurpations de terrains, l’occupation anarchique du territoire, les trafics de personne constituent des menaces permanentes sur la vie quotidienne et la cohésion sociale.

La réponse apportée par M. Préval est que des dispositions sont prises pour combattre ce fléau : renforcement de la police nationale, confirmation de Mario Andrésol à la tête de la PNH, nomination prochaine d’un secrétaire d’État à la Sécurité publique, coordination efficiente avec la Minustah, réforme du système judiciaire, « dernier carré de résistance, selon lui, des hors-la-loi, que ce soit le crime international organisé, le crime national, la contrebande. Et puis aussi se pencher sur la question sociale. » (Le Monde du 27 juin 06). M. Préval ne se fait pas d’illusion : ce problème ne pourra pas être résolu en un tour de main.

Présente à ce sommet de Miami, Mme Gessie Cameau Coicou, inspectrice générale de la police, a cru bon de tenir un discours rassurant. Elle affirme : « L’insécurité dans le pays est une perception quasi générale nourrie par les compatriotes qui vivent à l’extérieur d’Haïti. Perception alimentée malheureusement par la presse haïtienne et relayée par la population » (Alter Presse, 26 juin). Le sentiment d’insécurité (ou la perception) peut effectivement perturber la société plus que la réalité le ferait. Il est vrai également que souvent les médias locaux et étrangers amplifient les événements et contribuent ainsi à jeter la panique ici et en diaspora. Mais, il faut savoir que l’irruption de la violence spectaculaire, souvent cruelle, non maîtrisée par les forces de l’ordre est un phénomène inconnu en Haïti. Avec le temps, avec les crises successives après le départ des Duvalier le pays découvre peu à peu que l’État n’a plus le monopole des armes, qu’il s’affaiblit de plus en plus et qu’il capitule devant les organisations criminelles. L’impunité, la facilité avec laquelle les bandits opèrent, voilà ce qui nourrit principalement le sentiment d’insécurité.

Certes, l’insécurité est d’abord port-au-princienne, comme le répète Mme Cameau Coicou. Mais, Port-au-Prince congestionnée est le centre nerveux du pays qu’elle étouffe. La violence organisée campe aux portes d’entrée nord et sud de la capitale. Et puis, qui peut garantir que demain la province ne sera pas contaminée ? La déficience des forces de sécurité dans les régions (la police est carrément absente dans certaines localités) peut favoriser la décentralisation de la criminalité.

Cela dit, cette réalité n’échappe pas aux responsables. L’accélération des mesures de renforcement et d’épuration des forces de sécurité devra permettre d’obtenir des résultats. On en a eu. Je ne crois pas que ceux qui, des dirigeants de l’État, du secteur des affaires, de la diaspora ou des organisations de la société civile, promeuvent une politique hardie de développement touristique, devraient attendre frileusement la fin de l’insécurité pour aller de l’avant. Les citoyens en général, dans ce domaine aussi, attendent les signaux clairs de la détermination des autorités à lutter contre l’insécurité multiforme pour reprendre confiance. Et qui sait pour se mobiliser à leurs côtés.

Édito 28 juin 06

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L’impunité au quotidien

— Par Claude Moïse —

Voici une dépêche de Radio Kiskeya du samedi 26 août 2006. Lisons-le attentivement :

« Un incident a mis aux prises vendredi matin à la rue de la Réunion, à Port-au-Prince, le député de Tiburon, Denizé Aristhène, à des policiers qui voulaient le sanctionner pour une infraction aux règles de la circulation automobile. Selon les riverains, les policiers voulaient procéder à l’arrestation du député en dépit du fait qu’il se soit identifié et ait revendiqué son immunité parlementaire. Des habitants du quartier se sont interposés et c’est le responsable du Commissariat de police le plus proche, celui de Portail Léogâne (sud de la capitale), qui s’est finalement amené pour mettre un terme à l’incident. Il s’est par la suite déplacé en compagnie du député.»

Cet incident banal en soi concerne beaucoup de gens : un député, des citoyens, des policiers et un officier de police. Il rend compte d’une situation confuse où se mêlent conception de l’autorité, interprétation des lois et des règlements et des pratiques populaires d’intervention. Le problème est qu’il ne s’agit pas d’un cas isolé ou rare. Il rend compte en particulier des difficultés du travail policier au quotidien, d’une part, et de l’idée que se font de leur pouvoir certains parlementaires, d’autre part. Et il n’est pas rare d’observer que les réactions populaires se portent souvent en couverture d’actes illégaux.

Ici, la dépêche ne décrit pas l’incident en détail, mais sa nature (infraction aux règles de la circulation). Dans ce cas, le député est couvert par son immunité parlementaire et ne saurait être soumis à la contrainte par corps. Les policiers le savent-ils? Immunité ne veut cependant pas dire impunité. Si le député ne peut être arrêté, il n’est pas au dessus des lois. L’infraction qu’il aurait commise est sujette à sanction, le coût de la contravention par exemple. C’est net et clair. Ce que l’on ne sait pas, c’est la façon dont cet événement a dégénéré, les propos échangés, les affirmations d’autorité de part et d’autre, toutes choses qui pourraient nous renseigner sur la perception de chacune des parties, élu ou fonctionnaire. Ce que l’on ne sait pas non plus, ce sont les motivations véritables exprimées par les riverains pour s’opposer à l’arrestation du député. Est-ce parce qu’ils sont bien imbus des articles 114 (1, 2) à 115 de la Constitution? Ou alors s’agit-il d’une réaction spontanée dont sont capables les foules lorsqu’elles estiment à tort ou à raison que les policiers, détenteurs visibles de l’autorité, abusent de la force? Quoi qu’il en soit, il y a une part de l’éducation des policiers qui porte non seulement sur une bonne connaissance des lois et des règlements, mais également de la pédagogie de l’action policière dans l’exercice ferme, perspicace et serein de leur pouvoir.

Si la formation policière, toutes choses étant égales, peut être plus facilement dispensée à cause de l’encadrement disciplinaire du corps, on ne peut pas dire autant des populations. Non pas tant au vu de certaines interventions spontanées – il est vrai qu’il en est d’horribles qui aboutissent à des massacres de personnes innocentes – mais en raison de pratiques individuelles et de groupe qui choquent les gens, perturbent la vie quotidienne, bouleversent même toute l’organisation de la société sans qu’elles provoquent des protestations ni qu’elles entraînent des sanctions. Pourtant, les lois et les règlements existent qui répriment les comportements déviants et les conduites menaçantes pour l’équilibre de la vie en communauté. Les exemples ne manquent pas qui crèvent les oreilles ou s’étalent sous nos yeux : Des interventions à la radio, débridées, diffamatoires souvent, sans souci de la vérité, sans aucun égard pour la dignité de la personne; l’occupation anarchique de l’espace, des étales partout sans conséquence, entravant la circulation, dégradant l’environnement; des camions de transport de sable allant la nuit sans phare, d’autres de transport humain empilant les passagers comme du bétail; des camionnettes de transport embouteillant la voie publique, surtout aux carrefours, une circulation routière asphyxiante. Pas de retenue. La morale fout le camp. J’ai vu, dans la vallée de l’Artibonite, foncer un camion de transport gonaïvien sur un travailleur qui lui faisait signe de ralentir à cause des travaux. J’ai vu aussi, un midi, sur le côté ouest de la place Boyer à Pétion-Ville un chauffeur de camionnette arrêter au beau milieu de la rue, descendre précipitamment et s’appuyer contre le véhicule pour se soulager, les voitures qui suivent attendant patiemment.

C’est dans les détails de la vie quotidienne que l’on se rend compte à quel point est compliqué et ardu le processus de l’instauration de l’État de droit et de la modernisation du pays. La police formée au respect des droits des citoyens est outillée légalement pour agir. Les lois et règlements existent et sont assez explicites. Les citoyens ont l’obligation de s’y conformer sous peine de sanction en cas d’infraction. Mais la grande majorité des gens sont complices de l’illégalité et s’y conforment `par réflexe de débrouillardise. L’impunité au quotidien généralisée, comme la petite corruption, dirait Yannick Lahens, fait des ravages. Colossal est le travail pédagogique de récupération morale et d’éducation civique. Il nous mène impérieusement à la notion de responsabilité qui se situe au cœur de la démarche de la modernisation de l’État et de la transition de notre société vers la démocratie. Cette responsabilité est à la fois citoyenne, morale et politique.

Édito 29 août 06