Haïti au TNB : « Médée, poème enragé », de Jean-René Lemoine

Le spectacle « Médée, poème enragé », du dramaturge haïtien Jean-René Lemoine, est repris au Théâtre National de Bretagne, à Rennes,  du mardi 13 au samedi 17 octobre 2020

« Médée, poème enragé », de Jean-René Lemoine, est un texte paru aux éditions Les Solitaires intempestifs. Interprètes du spectacle : Jean-René Lemoine et Romain Kronenberg. Metteur en Scène : Jean-René Lemoine.

Jean-René Lemoine : Né en Haïti, il passe sa petite enfance au Zaïre et son adolescence en Belgique. Après un parcours d’acteur entre l’Italie et la France, il se consacre essentiellement à l’écriture et à la mise en scène. Il s’installe définitivement à Paris en 1989, enseigne au Cours Florent, collabore avec l’Académie expérimentale des théâtres, et dirige régulièrement des ateliers de formation pour comédiens. Le dramaturge revisite les classiques du théâtre à la lumière du métissage culturel, leur conférant ainsi une force nouvelle, une portée personnelle et singulière. Sa pièce Erzuli Dahomey, déesse de l’amour a reçu le prix SACD de dramaturgie de langue française en 2009. Elle est entrée au répertoire de la Comédie-Française en 2012. Nous avons pu la voir à Fort-de-France, en 2017, au Théâtre Aimé Césaire, dans une mise en scène de Nelson-Rafaell Madel.

Romain Kronenberg : Compositeur et musicien, formé à l’Ircam, il collabore régulièrement avec des chorégraphes, des metteurs en scène et des plasticiens.

Présentation du TNB

Opéra – parlé – pour un récitant accompagné d’un musicien, Médée poème enragé est porté par une impressionnante performance d’acteur, qui nous entraîne dans les méandres de la complexité humaine. Dans ce monologue sur Médée, figure mythique qui concentre en elle toutes les héroïnes tragiques, Jean-René Lemoine porte à l’incandescence un texte dont il est l’auteur, avec une infinie douceur. Mais celle-ci révèle une douleur souterraine. Jean-René Lemoine réinvente le mythe de Médée en dépassant l’image convenue de la mère infanticide pour convoquer l’étrangère et l’exilée. Une pièce fascinante qui nous poursuit au-delà de la représentation.

Site Théâtre contemporain, extraits et présentation

« Mes fils jouent dans la piscine, sous le ciel rouge. Je me déshabille. J’entre dans l’eau, j’enlève leurs brassards. Je dis – n’ayez pas peur, maman est avec vous, maman est avec vous. Pour toujours… » 

« Nous avons erré de ville en ville. J’ai accouché dans des hôtels. Fait, défait et refait des valises. Allaité mes enfants sur le bord de la route. Contemplé cent couchers de soleil. Appris toutes les langues du monde. Mon visage est intact mais je n’ai plus d’âge. Des ombres glissent sur les yeux de Jason. Je connais sa fatigue. Moi je suis forte. Immortelle. Qui a dit que l’amour était éphémère ? »

Mère infanticide, femme exilée, amoureuse bafouée, la mystérieuse et ambiguë Médée renaît une nouvelle fois de ses cendres dans le poème « enragé » et engagé de Jean-René Lemoine, pour dire avec les mots d’aujourd’hui la force violente et provocante du mythe tragique.

Depuis la tragédie d’Euripide (431 avant Jésus-Christ), Médée est passée du stade de personnage historique, lié à la geste des Argonautes, à celui d’héroïne tragique qu’elle n’a plus cessé d’incarner, de Sénèque à Dea Loher en passant par Corneille et Heiner Müller.

Scandaleuse à plusieurs titres, elle choque et dérange, fascine et repousse, en questionnant les zones les plus troubles de ce qui constitue l’humain. En la mettant au cœur de son monologue à plusieurs voix, l’écrivain se projette dans cette étrangère, cette femme venue d’ailleurs, victime de ses passions, qui ne refuse pas les défis contre les ordres établis pour atteindre et défendre sa vérité. Auteur, acteur et metteur en scène de cet oratorio, où paroles et musiques s’accompagnent et dialoguent, Jean-René Lemoine s’expose en racontant le voyage épique de cette héroïne mythique qui traverse les chemins de l’exil, toujours douloureux et destructeurs, quelles qu’en soient les raisons ou les époques. À travers la très riche complexité du mythe se dessine la figure de celle qui tente d’affirmer son identité et ses désirs sans nier ses contradictions et ses faiblesses.

Site Théâtrorama :  (Denis Toubiana) : la structure de la pièce

Porté uniquement par la verticalité de son corps et du micro sur pied, habillé d’un pantalon gris et d’un haut plus féminin, traversé d’un ruban doré qui accroche la lumière, Jean-René Lemoine, comme touché par la grâce, joue Médée. Le corps est immobile, le regard tourné vers l’intérieur, la voix suave devient, l’espace d’un instant, métallique et dure. Le visage se fait masque, puis se relâche à nouveau alors que renaît la douceur du sourire. Le jeu de l’acteur fascine et, sur les pas de Médée la magicienne, nous nous embarquons pour un voyage initiatique aux confins de la terre.

Médée, nous dit l’auteur-comédien, est ici à la fois l’amoureuse, l’infanticide, mais surtout l’étrangère Réécrivant le mythe, il dit l’indicible du lien amoureux et infléchit l’action autour de trois mouvements :  le premier parle de la conscience absolue du destin amoureux, de la passion sans bornes qui habite Médée et de son désir d’échapper à l’emprise familiale, y compris par le meurtre du père et du frère incestueux – inventé par l’auteur –. Jason en quête de la Toison d’Or, sera pour Médée l’instrument de sa libération. Le deuxième mouvement raconte le désenchantement et l’errance du couple Jason/Médée. Celle-ci, à force de vouloir plaire à Jason, se perd dans le fantasme de l’Occident. Le troisième mouvement raconte le retour de Médée au pays natal. Après avoir tué ses enfants, pour se venger de Jason qui l’a abandonnée, elle revient vers son père mourant, mais est devenue « l’étrangère » dans son propre pays (…)

Médée, poème enragé, affirme Jean-René Lemoine, raconte ce que je suis et parle des ambiguïtés, celles d’être façonné par des terres différentes, celles de la masculinité et de la féminité. « Le tremblement d’un individu traversé par l’exil, physique, mental, familial ». En revisitant le mythe de Médée, en complicité avec le musicien Romain Kronenberg, il pose en permanence la question des limites, la nécessité de la transgression et le fantasme de l’intégration. En interprétant lui-même ce personnage féminin, il se met lui-même dans la balance, en tant qu’homme affirmant sa féminité, en tant qu’écrivain haïtien donnant d’autres références à un des mythes les plus marquants du monde occidental.

Deux critiques intéressantes 

WebThéâtre (Gilles Costaz) :

(…) Cela se passe autrefois, hier, aujourd’hui. Tout se mêle : l’antique et le moderne, le français et l’anglais, l’ordure et la noblesse, le sexuel et le divin, le calme et l’invective. Ce chant d’amour désespéré pour un homme indifférent – « Qu’ai-je fait d’autre que d’aimer celui qui ne m’a pas aimée ? » – est un long poème sur le désir, poignant, superbe, répétitif comme le sont les vagues de la mer, identiques et jamais les mêmes. Le moment est très étrange. Il est rare qu’un écrivain prenne le risque de dire son texte, de s’exposer en scène. Jean-René Lemoine, dont les mots parfois crus pourront choquer, se masque et se démasque d’une façon rituelle, avec une extraordinaire violence dans la douceur. Une belle et trouble cantate !

Télérama (Fabienne Pascaud) : 

Quand on l’a vu pour la première fois incarner seul en scène la fameuse infanticide antique, dans un déluge de paroles hystériques et folles, on a été saisi par la violence, la puissance de l’acteur-poète antillais Jean-René Lemoine. Fulgurant dans son rôle de magicienne apatride, au-delà du sexe, de la mort et du temps. Médée n’est-elle pas aussi la figure de l’éternelle exilée, à jamais étrangère au monde, brûlant juste d’un amour terrible ? Accompagné d’un musicien, l’acteur fait du destin de cette tragédienne, qui concentre en elle toutes les tragédies, tous les interdits (amoureux, familiaux, politiques), un opéra où pulsent dans un ballet ininterrompu passions et détresses. Une danse infernale de mots et de sons.