« Guadeloupe, Mai 67 : Massacrer et laisser mourir »

Par Elsa Dorlin (dir.) avec Jean-Pierre Sainton et Mathieu Rigouste.

En mai 1967 en Guadeloupe, un mouvement de grève est réprimé dans le sang par les forces de l’ordre françaises. Elles ouvrent le feu sur la foule en ciblant des militants du mouvement anticolonialiste et syndicaliste ; tirent sur les passants, blessent et arrêtent des dizaines de personnes. Le préfet de Guadeloupe alors en poste est Pierre Bolotte, ancien haut fonctionnaire en Algérie, futur préfet de Seine-Saint-Denis où il créera la BAC. Ce livre revient sur le déroulement des journées de mai et plus largement sur le contexte des années 1950 et 1960 aux Antilles et en Guyane ; sur les mouvements sociaux, indépendantistes et révolutionnaires et la répression sans précédent dont ils ont fait l’objet. Il analyse la politique de maintien de l’ordre en termes de gouvernementalité impériale pour révéler la circulation transatlantique des fonctionnaires, des militaires, des théories et techniques contre-insurrectionnelles de l’Algérie française et de l’OAS aux Antilles, en revenant en métropole. Aux massacres d’État et crimes républicains qui égrènent ces décennies se substituent progressivement des politiques migratoires, sociales et économiques discriminatoires, des idéologies sexuelles, raciales et familiales, qui matérialisent la colonialité du biopouvoir, dont la compréhension est vitale pour les luttes présentes.

DES MÊMES AUTEUR·ICE·S
AUX ÉDITIONS LIBERTALIA
Feu ! (2021)
Les Marchands de peur (2013)

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En mai 1967, la Guadeloupe s’embrase, le point de départ d’une période d’ébullition sociale sans précédent. Tout commence par un acte odieux, une agression raciste perpétrée par un homme blanc, qualifié de « béké » en créole, propriétaire de grands magasins, à l’encontre d’un vieil homme noir et handicapé. Cet événement choquant devient le catalyseur d’une colère profonde au sein de la population guadeloupéenne, révélant les tensions raciales et sociales profondes qui couvent depuis longtemps.

Peu de temps après cette agression, les ouvriers du bâtiment de Pointe-à-Pitre décident de faire entendre leurs voix en se mettant en grève. Leurs revendications portent sur une augmentation salariale et de meilleures conditions de travail. Ces aspirations légitimes rencontrent rapidement le soutien d’autres segments de la société guadeloupéenne, donnant naissance à un mouvement plus vaste soutenu par les syndicats et différentes organisations indépendantistes. Les manifestations deviennent le reflet de la colère accumulée face à l’injustice et à la discrimination.

Le 26 mai 1967, lors des négociations qui se tiennent en marge des manifestations, une phrase provocante se répand comme une traînée de poudre : « Quand les nègres auront faim, ils reprendront le travail », aurait lancé un représentant patronal devant la chambre de commerce de la ville. Cette déclaration incendiaire devient la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Les manifestants réagissent avec véhémence, lançant des projectiles sur les forces de l’ordre, en réponse à quoi des tirs à balles réelles sont déclenchés. Ce moment critique marque le début de plusieurs jours de répression d’une violence inouïe. Bien que le bilan officiel fasse état de sept manifestants tués, les historiens estiment que le nombre réel de victimes pourrait varier entre 87 et 200, mettant en lumière l’ampleur méconnue de cette répression.

« Guadeloupe Mai 67, Massacrer et laisser mourir », rédigé par Mathieu Rigouste, Jean-Pierre Sainton (décédé en 2023 à l’âge de 68 ans) et Elsa Dorlin, émerge d’un colloque tenu à l’Université Paris-8-Saint-Denis en mai 2017. Ce livre intervient alors que la Commission dirigée par l’historien Benjamin Stora rendait son rapport officiel qualifiant la répression de « massacre ». Commémorer le cinquantième anniversaire de ces événements revêt une importance cruciale, non seulement pour rendre hommage aux victimes, mais aussi pour marquer cette date comme un fait massif de la colonialité républicaine.

Mai 67 représente l’acmé d’une mobilisation syndicale contre le capitalisme racial et plantocratique, un système où les planteurs détiennent le pouvoir économique, politique et social. Ce mouvement s’inscrit dans un contexte indépendantiste plus large, celui de la libération caribéenne et guyanaise, souvent occulté même dans les bibliothèques décoloniales centrées sur les Amériques anglophones. L’auteur souligne l’importance de puiser dans la culture, l’histoire et la mémoire des luttes passées pour armer les combats contemporains contre la violence impériale sous toutes ses formes.

L’ouvrage met en lumière la persistance d’une mentalité néocoloniale en France, se concentrant sur le rôle du préfet Pierre Bolotte, haut fonctionnaire en poste en Guadeloupe en mai 67. Bolotte, ayant parcouru un itinéraire de l’Indochine à la Seine-Saint-Denis, émerge comme une figure clé dans la création de brigades anticriminalité en France métropolitaine. Son implication dans la contre-insurrection, avec la création de la BAC 93 et d’autres brigades, déployées dans les quartiers populaires pour traquer les « ennemis intérieurs », souligne la persistance de méthodes répressives héritées du passé colonial.

Le livre explore également la circulation transatlantique des hauts fonctionnaires et militaires français, passant de l’Algérie à la Guadeloupe et à la Martinique. Ces Antilles étaient perçues comme des points de repli stratégiques après la perte de l’Algérie française, constituant un camp de retranchement pour conserver les anciennes colonies, potentiellement sources d’insurrection.

Au-delà de la répression violente, l’arsenal de politiques économiques déployé en parallèle est mis en lumière. La monoculture de la banane a été favorisée au détriment de la canne, et le tourisme a été encouragé. Des plans d’urbanisme, d’aménagement du territoire, et une armée d’assistances sociales ont été déployés pour le contrôle des familles et des femmes, y compris la création de la catégorie de famille « monoparentale » ciblant spécifiquement les femmes antillaises. Un service militaire spécifique (SMA) a été instauré pour envoyer les « domiens » travailler au service de l’État français dans l’aide humanitaire. Des mesures telles que l’interdiction de journaux, la mutation forcée d’enseignants critiques, ont été prises pour reprendre le contrôle idéologique de la jeunesse, qualifié par l’auteur de contre-insurrection idéologique.

Revenir sur cette histoire apparaît comme une nécessité vitale, car les technologies de pouvoir déployées à l’époque sont aujourd’hui largement redéployées à l’échelle mondiale et en France en particulier. L’héritage de ces luttes oblige à poursuivre l’engagement dans une politique des savoirs de la libération. Tant d’efforts ont été investis dans le saccage de cette histoire, jusqu’aux noms des victimes, jusqu’à leur nombre. Cette histoire recèle le tragique d’une révolution manquée et des armes dont nous avons besoin ici et maintenant. Revenir sur cette histoire, c’est réaffirmer l’importance de préserver la mémoire collective et de tirer des leçons pour les luttes présentes. C’est un appel à une politique des savoirs de la libération qui transcende les frontières géographiques et temporelles, car les enjeux de justice sociale, de décolonisation et de lutte contre les oppressions persistent et évoluent.

M’A