Grèves et blocages à gogo en Martinique : de fait, Internet mènera-t-il bientôt le bal ?

— Jean-Marie Nol,économiste —
Les blocages actuels en Martinique provoqués par les grèves, s’opèrent au détriment des commerces physiques, surtout en centre-ville. Ces derniers, devenus inaccessibles en transport en commun, ont vu leur activité baisser de 20 % à 30 % depuis le début des grèves contre la réforme des retraites et celle des chauffeurs de la CFTU , selon la CCI de Martinique.
« Je n’ai pas d’autres moyens de transport que les bus . Je suis en galère tous les jours », enrage Alex D. 27 ans, qui fait tous les jours depuis les grèves et blocages deux heures de trajet pour aller à son travail et revenir chez lui. « Pour cette raison, je ne soutiens pas du tout la grève des syndicats contre la réforme des retraites et encore moins celle de la CFTU . J’ai de la sympathie pour des travailleurs dans certains secteurs, comme le commerce , mais désormais j’achèterai tout ce qui est possible sur internet »…. Internet : le mot est lâché. Le Web marchand, l’ami qui nous fait faire des économies, mais qui va détruire notre niveau de vie et risque de mettre en faillite la grande majorité des commerces de la Martinique avec la complicité objective de certains Martiniquais inconscients du danger .

L’internet a 20 ans, il a changé nos vies en nous donnant un accès rapide à l’information, à la culture, à la connaissance. Ce sont aussi les réseaux sociaux, qui amènent de nouvelles façons de communiquer ou le web marchand, qui permet de nouvelles manières d’acheter et de consommer des Biens et des Services.

Mais les processus commerciaux du Web Marchand, du E-commerce vont peut-être tuer l’économie Martiniquaise . Comment ? C’est malheureusement très simple.

Voilà une question qui vient régulièrement hanter mes observations de la scène du commerce de détail tant dans le centre ville de Fort-de-France et de Pointe-à-Pitre que des autres communes de la Martinique et la Guadeloupe . J’ai vu disparaître au cours des dernières années de nombreuses enseignes de commerce traditionnel, alors que le commerce en ligne bondit d’une année à l’autre. On peut certainement s’interroger sur ce que l’avenir nous réserve sur ce front.Et si le monde du commerce traditionnel semble aujourd’hui si désemparé , c’est bien parce que son pendant numérique continue de gagner du terrain. Avec 81,7 milliards d’euros de chiffre d’affaires généré en France (+14,3% de transactions en ligne par rapport à 2017 selon la Fédération du e-commerce et de la vente à distance – Fevad), le commerce en ligne a franchi un nouveau cap en 2018 et confirme sa forte croissance en 2019 . De plus en plus ancré en Martinique et en Guadeloupe depuis plusieurs années, le e-commerce, ou l’achat en ligne, semble se susbtituer progressivement au commerce traditionnel. Des milliers de consommateurs sont fans des achats sur internet malgré encore les difficultés de livraison . Ainsi, 73% des ultramarins sont des internautes soit 1.5 millions de personnes . Sur ce million et demi de personnes, 8 internautes sur 10 ont déjà acheté un produit en ligne . Cela fait donc 1, 2 millions de cyber-acheteurs dans les DOM !

Si l’on extrapole un peu, les dépenses moyennes des Français sur internet représentent 2200€ / an en 2018 . Si on considère ce montant, le e-commerce devrait représenter un marché de 2, 64 milliards d’euros par an dans les DOM ! Aux Antilles-Guyane, plus de 8 personnes sur 10 âgées de 13 ans et plus (83,7%) se sont déjà connectées à internet et près des 3/4 (73,5%) l’ont fait au cours du dernier mois quels que soient le lieu et l’écran utilisé. Cela représente 618 700 individus soit 47 200 internautes de plus qu’il y a 2 ans. C’est ce que révèle l’Observatoire des Usages Internet (OUI) aux Antilles et en Guyane. Les habitants des Antilles-Guyane ne se contentent pas de consulter des sites sur Internet, ils achètent également de plus en plus en ligne. Ainsi en 2018 , près de 560 000 Antillo-Guyanais avaient déjà réalisé au moins une fois un achat sur Internet, soit près de 97 000 de plus qu’il y a 2 ans.

Le problème, ce n’est pas tant le fait que le e-commerce se porte bien. Le hic , c’est que les acteurs du commerce traditionnel en subissent les répercutions. Personne n’est en train de dire que le commerce traditionnel est mort en Martinique . Il reste majoritaire. Mais il est clair qu’un changement de comportement va s’opérer chez le consommateur avec la multiplication des grèves et blocages . Qu’il nous soit permis de reprendre ici une argumentation sur le danger potentiel d’internet que nous avions déjà développée dans un précédent article.
Le paiement d’un Service par Carte Bancaire sur un site web est extrêmement simple : Il suffit de mettre sa commande dans un panier virtuel, de remplir le formulaire de paiement avec son numéro de carte, de sécuriser le paiement d’une manière ou d’une autre et de se faire livrer le Service ou le produit qu’on vient d’acheter.

Mais analysons un peu plus en détail le processus sous l’angle unique de la facturation et du flux de trésorerie qui paye cette facture. Dit autrement : quelle est la société qui facture et qui encaisse l’argent ?
C’est tout simplement une société étrangère à la Martinique . Dans ce nouveau modèle économique, le consommateur est totalement satisfait, car il paie nettement moins cher, mais posons nous la question de savoir à quel prix pour l’économie et l’emploi en Martinique ?

Prenons le cas d’une entreprise , qui avait un modèle économique traditionnel, c’est à dire que les magasins payaient des droits de franchise, payaient des loyers, employaient des salariés, payaient de la publicité, de la TVA, des charges et taxes, etc.

Aujourd’hui, quand vous achetez sur internet , il n’y a aucune activité économique en Martinique ni rentrée d’argent , à part peut-être l’octroi de mer . Tout est géré en France hexagonale ou aux Etats Unis, de manière centrale et unique pour le monde entier, la facturation est externe à la Martinique .

Qu’est ce que ça veut dire ? Tout simplement que des millions d’euros , quittent aujourd’hui la Martinique et partent à l’étranger. En échange, il n’y a aucun emploi créé en Martinique , aucun loyer, aucune taxe, pas de TVA, pas d’Impôts sur les Sociétés, et quelque fois même pas d’octroi de mer s’ il y a défaillance de surveillance de la poste.
En économie, ce processus s’appelle la théorie de la destruction créative.

Oui, c’est bien la théorie de la destruction créative qui contribue à détruire des emplois dans des centres-villes ou encore dans les centres commerciaux de Martinique (d’ailleurs en passant, notons qu’ils seront bientôt obsolètes, comme en France) pour les recréer ailleurs dans le monde. C’est malheureusement vrai, mais là, on perd désormais les ressources financières et humaines en Martinique pour les recréer en France hexagonale ou à l’étranger et on remplace des flux de trésorerie qui restaient en Martinique , qui faisaient tourner l’économie locale, par une sortie définitive d’argent vers l’étranger.

La seconde remarque que je fais est que la valorisation des importations est nettement supérieure avec ce processus, donc ce phénomène vient aggraver la balance commerciale de la Martinique qui devient encore plus déficitaire . Nous sommes en train de jouer avec le feu et ce avant même que la révolution numérique et l’intelligence artificielle finisse le travail de destruction, et qui sait, massive de l’économie Martiniquaise . Dans une récente publication du journal alternatives économiques , un collectif d’intellectuels alerte sur le fait que « la révolution numérique en cours se traduit par le remplacement de nombreux emplois par des « robots » sous diverses formes.

Dans l’industrie, le processus est à l’œuvre depuis des années (le premier robot dans l’automobile date de 1961) mais toutes les branches d’activité sont maintenant concernées. Les supermarchés remplacent les caissier.es par des automates, ce qui leur permet au passage de contourner la réglementation sur l’ouverture du dimanche ; Les banques remplacent les analystes financiers et les traders, voire même les guichetiers et les conseillers clientèles par des algorithmes et l’intelligence artificielle ; Les guichetiers dans les gares sont remplacés par des bornes ; Les releveurs de compteurs ne sont plus nécessaires là où linky et gaspar envoient directement les données aux gestionnaires EDF et autres ; Sans parler des plates-formes et de l’e-commerce qui métamorphosent nos modes d’achat au détriment de la proximité.

La liste est infinie des suppressions d’emploi, en cours ou à venir, liées à cette révolution numérique. Selon l’OCDE, 9% des emplois en France présentent un « risque élevé de substitution » par des robots. Cela représente 2,4 millions d’emplois. Au total, près de 30% des emplois devront, au minimum, évoluer sérieusement dans les années qui viennent. Déjà dix banques en Europe ont annoncé depuis le début de l’année 2019 la suppression de 44.000 postes ».

Face à cette nouvelle révolution du monde du travail, il n’est pas pensable de rester sur de vieux schémas de revendications syndicales sans penser aux conséquences néfastes sur l’économie.
A méditer par nos syndicalistes et autres activistes …..

Jean-Marie Nol,économiste.