— Par Hélène Lemoine —
Avec L’Étrangeté de Mathilde T. et autres nouvelles, Gaël Octavia signe un recueil rare et vibrant, où l’extraordinaire surgit du quotidien. En seize nouvelles brèves et intenses, l’écrivaine martiniquaise explore nos zones d’ombre, nos doubles et nos contradictions, à travers des récits qui mêlent réalisme et magie, tendresse et cruauté, humour et douleur.
Des récits du quotidien traversés d’étrangeté
Dans ces histoires, tout semble familier — jusqu’à ce qu’un détail fasse basculer la réalité.
Une femme voit son jeune compagnon vieillir prématurément après un AVC (Le mouvement ou la mort), une mère bascule dans la violence après une remarque raciste (Violente), une enfant parisienne se rêve enfant-soldat (Kalachnikov bébé), une autre grandit à rebours du temps (Nola toujours).
Ici, le fantastique affleure au cœur du réel, transformant le banal en énigme.
Le style de Gaël Octavia, à la fois limpide et poétique, évoque le réalisme magique cher à la littérature caribéenne : un art de franchir la frontière entre le vraisemblable et l’impossible, pour mieux sonder la vérité des émotions humaines.
Le thème du double et de la mémoire
À travers ces portraits d’hommes et de femmes, le recueil tisse une obsession du double : l’autre en soi, le reflet, le fantôme, la mémoire.
Chaque personnage semble hanté par une version alternative de lui-même — plus jeune, plus vieux, plus fort ou plus brisé.
Cette étrangeté familière devient le fil conducteur du livre : elle interroge ce que nous faisons du temps, de nos blessures et de nos identités multiples.
Dans la nouvelle Gardien de mémoire, gardien de ville, par exemple, un chauffeur de taxi martiniquais guide la narratrice dans une traversée de l’île, itinéraire à la fois géographique et intérieur — une “algorithme du souvenir”, dit la critique, qui évoque un jeu d’échecs entre mémoire et territoire.
Une voix caribéenne contemporaine
Originaire de Martinique et vivant à Paris, Gaël Octavia inscrit son écriture dans la lignée d’Édouard Glissant et d’Aimé Césaire, revendiquant une “identité rhizome”, ouverte, mouvante, insaisissable.
Ses personnages circulent entre les îles et la métropole, entre créole et français, entre appartenance et exil.
Pour elle, le créole n’est pas un effet d’exotisme, mais une nécessité expressive :
“Je ne mets pas du créole pour le plaisir de le mettre. C’est qu’à ce moment-là, rien en français ne rendra mieux.”
Ce rapport vivant à la langue et à la pluralité des mondes fait de son œuvre un espace de réconciliation, où la littérature devient un lieu de confiance en l’humain, malgré les blessures de l’histoire.
Une écrivaine entre humanité et lucidité
Sous la plume de Gaël Octavia, les drames du racisme, du sexisme ou du mépris social ne deviennent jamais didactiques : ils prennent la forme d’expériences sensibles, incarnées, souvent traversées d’humour et de compassion.
L’autrice confie :
“Malgré tout, malgré l’histoire, malgré les conflits, il faut s’accrocher à ce qu’on a de commun : on est des êtres humains. J’aimerais qu’on veille à éloigner l’idée que l’autre soit foncièrement différent.”
L’Étrangeté de Mathilde T. et autres nouvelles est un recueil de réalisme magique et de lucidité contemporaine, où Gaël Octavia explore les zones de tension entre soi et l’autre, entre les Antilles et la métropole, entre le réel et l’imaginaire.
Un livre multiple, poétique et profondément humain, qui fait entendre la voix singulière d’une écrivaine caribéenne au croisement des mondes.
Gaël Octavia – L’Étrangeté de Mathilde T. et autres nouvelles
(Gallimard, coll. “Continents noirs”)
