Francophonie sans Français

 En occultant la diversité ethnique de ses écrivains, la France réduit le rayonnement de sa langue

A la veille de l’Année de la francophonie annoncée – pour 2006 – par le président de la République, des émeutes font désordre dans ce beau paysage coloré des peuples francophones. Beau mais étroit : le français perd des locuteurs d’année en année dans le monde.

La puissance anglo-saxonne n’explique pas entièrement ce rétrécissement de la clientèle. L’anglais est certes le vecteur de communication de l’économie mondiale, mais aussi, il est la langue de plusieurs cultures : les Anglo-Saxons ont intégré le chromatisme des peuples qui contribuent à construire cette universalité. Et, de plus, ils auraient, comme les Français, un certain souci d’égalité et de justice. Allez ! Ils sont bien un peu racistes –  » nobody’s perfect « . Par exemple, en 2004, ils recensèrent cent Britanniques remarquables. On constata qu’aucun de ces individus n’était d’origine ethnique.

Des voix s’élevèrent pour protester et cent Britanniques noirs remarquables furent répertoriés. Pas seulement des sportifs ou des musiciens de jazz ! On trouva une poétesse, un producteur de télévision, un syndicaliste. Un syndicaliste noir et noble. Des membres de la Chambre des lords.

Nul ne pensa à recenser des personnalités françaises remarquables, et donc encore moins des personnalités remarquables d’origines ethniques diverses. D’ailleurs, les personnalités françaises noires sont absentes en France : la différenciation ethnique est anticonstitutionnelle.

Dans le même ordre d’idées, il n’y a plus de littérature française, mais une littérature francophone. Je note cependant que mes romans, écrits en français et publiés par Gallimard dans la collection  » Blanche « , sont répertoriés dans le département de littérature vietnamienne à la Fnac. Les libraires anglo-saxons préfèrent classer les écrivains du monde entier par ordre alphabétique.

Il paraît qu’en Chine il n’existe pas de classes dans le train, mais seulement des couchettes dures, semi-molles ou molles ; en France, le classement des auteurs francophones n’obéit pas, selon la règle républicaine, à des critères de préséance liés, par exemple, à la naissance. On constate seulement qu’ils sont français, francophones de l’hémisphère Nord, ou francophones de l’hémisphère Sud issus de la colonisation.

Sur France-Inter, la journaliste Paula Jacques s’écria :  » Ecrit directement en français ? Mais ce n’est pas une aliénation, ça ?  » Oui, j’écris en français, comme Kazuo Ishiguro, Ben Okri, Arundhati Roy ou Salman Rushdie – lauréats du Booker Prize, le très prestigieux prix littéraire britannique – le font en anglais. Où est le mal ? Devrais-je dire plutôt : où est le bien ? J’avais toujours considéré chacune de mes langues étrangères adoptives comme une démultiplication de ma vie – ainsi en possédai-je six, ce qui n’est pas aliénant, mais dément.

Peut-on imaginer, un jour, une intégration des destinées polychromes dans le rayonnement francophone ? Assistera-t-on à la naissance d’un lectorat français sensibilisé par des questions d’enfance africaine, de conséquences de l’indépendance en Inde, de destinées tziganes, de castes ? Les amours illicites et fatales d’une Indienne du Kerala et d’un intouchable toucheront-elles autant les lecteurs français que les émois amoureux des acteurs du microcosme parisien ?

On me rétorquera : encore faut-il des écrivains francophones de cette qualité ! Je doute que les talents se recrutent exclusivement parmi les anciens administrés de la Couronne britannique. Je trouve suspecte l’idée d’une dégénérescence congénitale des héritiers de l’empire colonial français.

Récemment invitée au Festival du premier roman de Cuneo, où mon roman Riz noir (Gallimard, 2004) est récompensé du Prix du premier roman français, aux côtés des lauréats du Prix du premier roman italien, j’ai rencontré des francophiles enthousiastes, de Lecce à Turin, passionnés d’une littérature francophone sans frontières.

La francophonie sans les Français : un concept à suivre…

Anna Moï est également l’auteure de deux recueils de nouvelles (Ed. de l’Aube, 2001 et 2003). Elle vit en France et au Vietnam.

ANNA MOÏ

Ecrivaine

Les livres d’Anna MOÏ