France: des disparités et des manques dans l’enseignement de l’histoire de l’esclavage

— Par  Lou Roméo —

Une note publiée le 9 octobre 2020 par la Fondation pour la mémoire de l’esclavage dresse un bilan mitigé de l’enseignement de l’histoire de l’esclavage en France, à partir de l’étude des programmes et des manuels scolaires. Vingt ans après l’adoption de la loi Taubira, qui fait de l’esclavage et de la traite des crimes contre l’humanité, des disparités et des inégalités demeurent entre les filières et les territoires. La Fondation formule sept recommandations.

Illustration : Toussaint Louverture, héros de l’indépendance de Haïti, est encore trop peu mentionné dans les manuels scolaires. Leemage/gettyimages.fr

« Donner toute sa place à l’histoire de l’esclavage permet de comprendre la mise en place du préjugé racial, rappelle Nadia Wainstain, responsable du pôle éducation de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage et coéditrice de la note. Et cela entre en résonance avec l’actualité récente et les débats qui agitent nos sociétés. »

Dans le sillage des manifestations dénonçant le meurtre de George Floyd par des policiers aux États-Unis, les déboulonnages de statues d’esclavagistes ou le tag de celle de Colbert, auteur du Code Noir, devant l’Assemblée nationale, ont agité l’actualité française comme internationale l’été dernier. Plus récemment, la ville d’Asheville, en Caroline du Nord, a voté l’indemnisation de ses habitants noirs. Derrière ces actualités, la question de la mémoire de l’esclavage et de son enseignement est centrale.

La loi du 21 mai 2001, dite loi Taubira, reconnaît l’esclavage et la traite comme crimes contre l’humanité. Dans son article 2, elle prescrit que programmes scolaires et de recherche en histoire « accordent à la traite négrière et à l’esclavage la place conséquente qu’ils méritent. »

Des progrès dans le choix des sources et dans l’enseignement au collège

Depuis, des comités se sont succédé pour améliorer les programmes et les manuels scolaires, tout en travaillant sur les pratiques des enseignants en classe. La Fondation pour la Mémoire de l’esclavage est la dernière née de ces instances consultatives. Dotée de 2,2 millions d’euros de budget, elle est réunie depuis novembre 2019 sous la présidence de l’ancien Premier ministre Jean-Marc Ayrault. Et le bilan qu’elle dresse de la place accordée à l’histoire de l’esclavage dans l’institution scolaire est mitigé.

 « L’élan est un peu retombé, mais l’évolution de l’enseignement de l’histoire de l’esclavage est plutôt positive depuis les années 1990, nuance Frédéric Régent, historien spécialiste de l’esclavage et président de 2016 à 2019 du Comité national pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage (CNMHE), avant son remplacement par la Fondation. La place accordée à l’esclavage est bien plus conséquente, mais des progrès restent à faire. »

Le programme d’histoire pour la classe de 4e (13 ans) accorde ainsi une place élargie à l’histoire de l’esclavage. Les manuels proposent des sources plus diversifiées, incluant des mémoires d’esclaves et des portraits d’esclavagistes. Le rapport remarque « l’approche plus incarnée » développée par les manuels, et les efforts faits pour évoquer traite et esclavage au-delà de leur seul aspect économique.

Un enseignement inégal en fonction de la filière et du territoire

Le problème réside essentiellement dans les enseignements dispensés au niveau primaire (de 6 à 10 ans) et dans les filières générales du lycée, dont les programmes ont été revus en 2015 et 2018. « La place accordée à l’histoire de l’esclavage reste inégale en fonction des filières et des territoires », analyse Nadia Wainstain. 

Les élèves français ne reçoivent en effet pas tous la même formation sur l’esclavage. Les élèves de lycée professionnel et ceux de Guadeloupe et de Martinique apprennent par exemple l’histoire de la Révolution de Saint-Domingue, qui aboutit en 1804 à l’indépendance d’Haïti. Son enseignement n’est au contraire pas abordé dans les programmes de lycée de filière générale en France métropolitaine.

Éluder la révolution haïtienne et la figure de Toussaint Louverture empêche pourtant de comprendre bien des aspects de la place occupée par l’esclavage dans l’histoire de France. « La Révolution haïtienne est la seule révolte d’esclaves ayant réussi, martèle Marcel Dorigny, historien et ancien membre du Comité national pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage. Elle est fondamentale, car elle montre d’un côté le rôle direct joué par les esclaves dans leur libération, et l’ambiguïté de la Révolution française à ce sujet. »

Éviter la tentation du « roman national »

L’enjeu est également, d’après Nadia Wainstain, d’éviter un enseignement de l’histoire proche du « roman national » et d’éluder les aspects les plus sombres d’une République française n’appliquant pas toujours ses principes « d’égalité, de liberté et de fraternité. » La première abolition de l’esclavage est ainsi rarement étudiée, alors qu’elle n’a lieu qu’en 1794, soit 5 ans après l’adoption de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Le rétablissement de l’esclavage par Napoléon Bonaparte en 1802 est également peu abordé. 

De la même façon, l’abolition de 1848 est encore trop souvent résumée à la figure de Victor Schoelcher, dont des statues ont été vandalisées en mai dernier en Martinique. La dimension internationale des luttes menées par les abolitionnistes et le rôle des esclaves dans leur libération sont ainsi mis de côté. « En se focalisant sur la figure de Victor Schoelcher, on met en scène une France libératrice, au détriment d’une histoire de France plus complexe et plus inclusive, déplore Nadia Wainstain. Le grand homme est valorisé, sans permettre de comprendre le contexte historique dans lequel il agissait. »

La note de la Fondation préconise donc un alignement des programmes scolaires en matière d’histoire de l’esclavage sur ceux du lycée professionnel et des Outre-Mer, plus complets.  La faiblesse du programme du lycée général est en effet un « réel problème », selon Marcel Dorigny . « La majorité des élèves français sont scolarisés dans la filière générale, rappelle-t-il, et elle reste la principale voie d’accès à l’université, où se forment les professeurs. »

Des enseignants inégalement formés

Au-delà des manuels et des programmes, l’enseignement reçu par les élèves dépend beaucoup des choix de leurs professeurs. Ils bénéficient en effet d’une marge de manœuvre importante dans leur application des programmes, dans le choix de leurs sources et dans le temps passé à approfondir un sujet, ce qui concourt à renforcer les disparités dans la pratique.

Frédéric Régent appelle ainsi à renforcer la formation des professeurs, au début et tout au long de leur vie professionnelle : « Les enseignants ne sont pas toujours assez bien armés pour enseigner cette histoire complexe et délicate, analyse-t-il. Il faut repenser la formation continue afin de leur donner des astuces pédagogiques. ».

Le concours « Flamme de l’égalité », lancé en 2015 sur proposition du CNMHE récompense par exemple les projets pédagogiques menés par des élèves de tout niveau en lien avec l’esclavage. Preuve de son succès, près de 211 classes et 5 800 élèves ont participé à sa dernière édition. 

Replacer l’histoire de l’esclavage dans l’histoire de France

Étienne Augris, professeur d’histoire au lycée Jeanne d’Arc de Nancy, s’applique quant à lui à accorder une place importante à l’histoire de l’esclavage. « Le problème du programme est la déconnexion entre l’histoire de l’esclavage et l’histoire de France, détaille-t-il. On étudie d’un côté l’économie de la traite, et dans un autre chapitre, la société française au XVIIe siècle, alors que les deux sont indissociablement liés. »

Il essaie donc de montrer à ses élèves comment l’esclavage a façonné certaines villes, comme Bordeaux ou La Rochelle, anciens ports négriers. « Je pars de la toponymie des rues, des monuments à proximité, pour montrer à mes élèves la place de l’esclavage dans nos sociétés, explique-t-il. Le mieux est de partir en voyage scolaire dans d’anciens ports négriers, en Angleterre ou sur le littoral français, pour visiter des musées et des monuments. »

Le but : montrer que l’esclavage appartient à l’histoire de toute la société française, sans culpabilisation ni repentance. « Il faut faire face à cette histoire, conclut-il. Il ne s’agit pas de dire si c’est de notre faute ou non, mais d’éviter de renvoyer l’esclavage à un passé qui concernerait surtout les autres, alors qu’il nous appartient à tous. C’est notre histoire commune et il ne faut pas la négliger »

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